le père Ernaux

Je n’avais pas lu « la Place » quand il est sorti en 82 et je m’attendais à m’ennuyer avec plaisir, comme souvent avec ses récits qui dégagent très peu de ce quelque chose qui ressemblerait à de la joie de vivre, mais je me trompais. La place, c’est celle que son père laisse après sa disparition.Et c’est bien plus tard qu’Annie Ernaux ressent le besoin d’évoquer ce cher disparu taiseux et absolument pas démonstratif. Mutique, même. Un bonhomme, quoi. Le sens du devoir fait, le sens de l’honneur, le sens de sa classe, inférieure, dont on ne sort jamais, mêlé à un peu de honte d’être ainsi et de fierté à rester dans la droiture. Comme on le sait, il tient un café-épicerie à Yvetot en Normandie, un bled, dans une maison modeste où ils vivent tous les trois. Une seule chambre, un seau pour les besoins à vider au petit coin dans la courette, une cuisine contiguë au café, aucun luxe, rien de culturel (qui est un luxe pour eux), rien de superflu, pas de bibelot ou de décoration. Une existence ric-rac.
L’intérêt pour moi de ce récit très court, hormis le fait qu’il est écrit sec et bien centré sur le sujet, c’est qu’il me ramène aux années où j’étais petite, même si je suis plus jeune qu’Annie Ernaux, sachez-le, avec tout ce qu’on a oublié ou dont on croit être les seuls à se remémorer. Tout y passe par minuscules touches, ce qu’on mange, ce qu’on dit, ce qu’on pense, ce qu’on porte… Annie Ernaux sait évoquer avec sa rigueur légendaire le fameux problème de classe dont elle est issue et dont, finalement, elle sera toujours marquée. L’éducation n’efface ni ce complexe, ni la façon de se présenter ou dont on est perçu. Les lacunes du vécu sont trop immenses pour être comblées par la lecture ou les études… En même temps, en étudiant, en passant des diplômes, Annie Ernaux devient une autre, s’éloigne irrémédiablement de la façon d’être de son père. Ils n’ont plus rien en commun, plus rien à se dire. Ce livre, dit-elle chez Pivot en 1985 (à voir ici, elle est vraiment belle et touchante), c’est une réhabilitation de la modeste culture de ses parents. Très très émouvant.

La Place par Annie Ernaux. 1982. Editions Folio. 114 pages., pas cher.

Texte © dominique cozette

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