Oui, j’ai eu la chance de passer à Bouillon de Culture en juin 93, mais fut-ce une chance ? Je raconte cette anecdote dans mon dernier livre La Fois où j’ai failli tuer la reine des yéyés, un livre sur mes malchances sorti …pendant le confinement. !
Un matin tôt, je suis interviewée par Jean-Pierre Elkabbach sur Europe au sujet de la campagne Omo Micro qui fait toujours grand bruit. Un ministre utilise mon slogan, quelques titres de journaux s’en emparent, Oh my Gosh ! Comme il faut bien remplir l’oreille disponible des travailleurs se préparant à leur rude journée de labeur et qu’aucun scoop ne s’annonce, je viens boucher le trou d’actu. Elkabbach, qui s’est mis sur pilote automatique, ne s’est pas aperçu que je suis une personne de sexe féminin, et va me demander si en me rasant chaque matin… bla-bla-bla. Il me prend pour une guenon, ma parole. On rigole, j’ai fait un super buzz.
Quelques jours après, une personne de chez Grasset me contacte à l’agence pour un déjeuner chez Lipp. Je lui fais répéter, je n’ai pas bien saisi son nom : (Vexée) Ah bon, si vous ne vous voulez pas déjeuner avec moi…
Si, si, bien sûr, j’avais mal entendu, j’irai avec enthousiasme. Je suis plutôt intimidée. Chez Lipp avec une éditrice qui m’invite ! C’est Claude D., un person-nage haut en couleurs, directrice du service de presse de Grasset, entre autres missions. Elle est déjà assise à sa place, la place centrale de chez Lipp où l’on voit passer tout le monde. Claude picole et fume. Elle est importante. Elle salue et re-salue et re-re-salue… Petit jeu des éditeurs dans leur ghetto germanopratin, le réseau social de l’époque. Je réponds à ses questions, je me raconte. Surprise ! Elle ignore que j’ai déjà publié. Quand je lui annonce que je viens de finir un roman et suis à la recherche d’un éditeur, elle jubile. Je lui demande quand même pourquoi elle m’a invitée : elle m’avait trouvée drôle chez Elkabbach, adorait ma campagne Omo et pensait me pousser à écrire. Elle me fixe un nouveau rendez-vous chez Lipp pour que je lui apporte mon manuscrit.
Ce sera un vendredi midi. Prudemment, elle m’avertit :
— Ne vous attendez pas à ce que je vous donne une réponse rapide, j’ai plein de livres en attente, je suis assez lente.
— Je ne suis pas si pressée, mens-je. À 16 heures, ce vendredi d’après notre déjeuner, téléphone au bureau. C’est Claude :
— Dominique, j’ai dévoré votre bouquin, je l’adore ! Il me plaît vraiment. Ah mais quel dommage !
— Dommage ? Que quoi ?
— Que ce ne soit pas votre premier roman. Parce que la critique est beaucoup plus attentive quand c’est un premier roman. Ah, si ça avait été un premier roman !
— Oui. Mais c’est mon deuxième (je ne compte pas mon bouquin sur les hommes). En plus, je ne sais pas où j’en suis avec mes éditeurs. Ils ont été rachetés par une compagnie de taxis, quid de mon contrat ?
— Bon, on reparlera de tout ça. En attendant, je vais le présenter au comité de lecture. Je ne suis pas seule à décider. Donc, pas de fausse joie, n’est-ce pas ?
Le premier roman est la marotte des éditeurs. Comme la petite rondelle fragile tant prisée des jeunes mariés réacs, des amants pervers, des religieux sinistres, le premier roman est le dépucelage de l’écrivain. Cette première fois est unique, c’est moi qui l’ai eue, tra-la-la, quelle fraîcheur, un brin d’inexpérience certes, mais la promesse larvée d’une longue et fructueuse histoire ! Pour moi, c’est fait. Un éditeur m’a déjà baisée, mal baisée, mais baisée quand même, sans compter l’essai sur les hommes, mon premier livre. Alors, quand ce n’est plus à faire, l’excitation est moindre, le soupçon s’insinue : pourquoi l’éditeur premier n’a-t-il pas gardé la jeune recrue ? Elle a probablement été overpromising (terme publicitaire qui veut dire qu’elle va être déceptive). La jeune pucelle si excitante au départ avait hélas du poil au ventre, ou des seins mous, ou des verrues plantaires. Imbaisable, donc. Invendable, pour sûr.
Mais Claude ne le prend pas mal. Nous nous voyons souvent. Les bureaux de Grasset sont en face de l’hôtel particulier de Bernard Tapie, rue des Saints-Pères où je n’ai jamais mis les pieds, j’avoue. Je dis ça parce que l’aventure judiciaro-rocambolesque du bonhomme bat son plein. La vitrine des éditions expose les derniers succès. L’escalier qui mène aux bureaux sent l’encaustique. Là aussi, les parquets craquent. Beaucoup de coursiers viennent déposer un pli ou en retirer un tandis que j’attends qu’on vienne me réceptionner. Une dame timbrée fait son tour tous les jours pour harceler BHL, mais la standardiste fait barrage. Les bureaux des éditeurs/trices sont petits, bas de plafonds, emplis de manuscrits.
La personne responsable des finances et du juridique, un homme séduisant, s’empresse d’arranger l’affaire du contrat pour me libérer des taxis. Ouf ! Le comité de lecture donne son feu vert. Ouf-ouf ! On m’envoie un ou deux photographes. On me dit que j’aurai la couverture jaune. Je jubile ! La couverture jaune de chez Grasset ! Quelle reconnaissance de mon immense talent ! Puis, non, elle sera illustrée. Arghhh… Ça veut dire moins prestigieuse. J’ai comme l’impression que Claude est beaucoup plus enthousiaste que d’autres concernant le lancement du livre. Enfin, bon, j’ai aussi quelques admirateurs, paraît-il, des auteurs très sérieux que je n’ai jamais lus. Mais que je lirai. Un jour.
J’apprends que Claude est homo, c’est le genre de chose que je ne repère jamais, étant moi-même de sexe approximatif dans la tête. Un jour, elle me donne rendez-vous dans un café près de l’édition. Toute fière, me tenant par le bras, elle m’annonce aux personnes présentes : « Ma femme ! » Je pique un fard pas possible, non mais des fois, qu’est-ce qu’elle croit ? Jusqu’à ce que je réalise que Ma femme est le titre de mon roman. Quelle conne je suis !
Le livre sort, je n’ai pas eu le dernier mot sur la couverture qui représente une jeune femme, jolie certes, mais qui n’a rien à voir avec mon héroïne. Trop sophistiquée. Qui ne correspond pas à l’ambiance, je trouve. J’ai moins d’articles que pour le précédent, quelques radios, toujours Kernel et Girard qui me soutiennent, je les aime. Je suis invitée au Cercle de minuit, qui est the place to be culturelle de l’époque, l’émission de Field dont je suis fan. Je suis heureuse et fière, mais Claude me dit que non, il vaut mieux aller chez Pivot. Par éthique, la chaîne ne reçoit pas dans les deux émissions, il faut choisir. Je préfère Le Cercle, assuré-je à Claude. Non, non, on ira chez Pivot, vous verrez, Pivot va nous assurer de grosses ventes.
Le temps passe, on approche de l’été, Pivot n’est pas chaud. Question articles de presse, ça s’essouffle. À chaque fois que j’appelle Claude, elle me dit que Pivot n’est pas tout à fait prêt, mais que « on va y arriver ». Merde, merde, merde ! Je suppose qu’une grosse édition comme Grasset a un certain poids face à l’animateur littéraire. Mais le temps passe, après ce sera vacances à la télé, puis la rentrée avec ses six cents. Laisse tomber. Enfin, Claude m’appelle triomphale : « Ça y est ! Pivot nous prend ! C’est super ! Je suis très heureuse ! » Moi aussi. Je jubile. Passer chez Pivot, succès pour bientôt. Quel slogan ! Le rêve de tous les scribouillards. Si tu n’es pas passé chez Pivot, tu as raté ta carrière. Vous allez voir comme je vais la réussir, la mienne, de carrière ! Ma femme va crâner sur le rayon « Vu chez Pivot », les gens vont tâter le bouquin comme un melon, renifler les pages, lire la quatrième, trouver que oui, ça mérite d’être lu. Puis ça fera un film formidable avec Kim Basinger dans le rôle-titre et Depardieu dans le mauvais rôle, celui du rabat-joie de la moukère.
Au fait, que je vous raconte comment est né ce livre. Un dimanche gris, je matais la télé, affalée sur mon gros fauteuil en velours bordeaux, clopant, cherchant de nouvelles idées de pub. Mon oreille est attirée par la voix d’un Américain. Un type dans un bled du Wyoming ou du Minnesota, red neck ou working class, en gros plan : My wife wanted a dog… bla-blabla. Sa femme voulait un chien ! Mais quel bon début ! Le bonhomme que je vois devient instantanément le narrateur, il est donc marié, mais n’est pas d’accord avec sa femme. Un chien, et puis quoi encore ? Pourquoi pas un bébé ? (Ça c’est moi qui enchaîne, pas l’Américain.) Hé oui, un bébé ! Et pourquoi pas travailler ? Eh oui, justement, elle voulait tout ça, sa bonne femme. Comme c’est contrariant, une bonne femme ! Et j’ai écrit, écrit, je tirais le fil et ça venait. Chapitre après chapitre, sa femme réclamait l’impossible pour cet homme coincé dans sa petite raideur virile. Quelle joie, ce livre !
Pendant le week-end à la campagne avant l’émission, je m’expose au soleil pour avoir bonne mine. Je relis mon livre pour ne pas être prise au dépourvu à cause de mon horrible mémoire, je lis les bouquins des auteurs invités, me prends de passion pour Rose Tremain. Dutourd, moyen. Cinq jours avant l’émission, horreur et putréfaction, un orgelet me pousse à l’œil. Au secours !! Un orgelet pour passer chez Pivot, allô docteur Freud ? Puis-je savoir quels crimes j’ai commis dans une vie antérieure pour mériter ça ? J’appelle ma sœur aînée qui est ophtalmo. Elle adore qu’on fasse appel à son professionnalisme. Elle prend une voix spéciale, docte, ferme et calme, sa voix de docteur quoi, et me conseille quelques produits à appliquer pour enrayer le monstre. Et ça marche.
Mon chef, le fameux DC qui m’avait dans le nez, est revenu à de meilleurs sentiments à mon égard, et se réjouit de mon passage « à Pivot ». De la com, de la com ! Il me demande de parler des singes Omo. Je lui dis : ça ne va pas, non ? Je vais défendre mon livre. Si ça marche, après on parlera des singes. Il avertit le ban et l’arrière-ban, le client, tout ça pour annoncer l’événement. Il fait enregistrer l’émission par le service technique, car, évidemment, un vendredi soir de juin avec un si beau temps, il y a des chances pour que personne ne regarde la télé. Il fera faire des copies pour ceux qui veulent. Bon. Si ça peut lui faire plaisir.
Nous sommes le 25 juin. Il fait un temps génial, plein été. Je mets une veste légère bleu pétard avec un foulard rouge pétard dans la poche, je remonte mes manches sur mes avant-bras bronzés, comme ça se fait, je porte un jeans raide de propreté et des tennis Bensimon passés à la machine. Je pète le feu. Je retrouve Claude dans un café près de la télé. Elle fait péter le champagne, car ça décontracte. En fait, je n’ai pas le trac. Je sens que ça va y aller fort. Mais est-ce que je ne péterais pas plus haut que mon cul, parfois ? Oh, hé, hein, il faut bien se faire plaisir !
Entrons dans le Saint des Saints : les fidèles sont au nombre d’une petite vingtaine, Claude prend place parmi eux. Les auteurs, les saints donc, sont assis, c’est assez hétéroclite, le vieux complice qu’est Jean Dutourd est venu en chaussons, j’exagère à peine. Dieu fait son entrée. C’est un Pivot assez fermé, pas très jovial. Il nous envoie ses recommandations, nous encourage à intervenir n’importe quand. Les caméras nous attrapent à la volée, je me tiens bien, évite de tripoter mon visage, reste décontractée. Je le suis, à vrai dire. Lorsque vient mon tour, Pivot parle, certes de mon bouquin, pas de façon hyper enthousiaste, on ne sent pas la grosse secousse de plaisir éprouvée à sa lecture, donc plutôt neutre. Puis il enchaîne sur la campagne Omo. Forcément. C’était à prévoir. D’autant plus que Bernard Brochand, poids lourd de la pub, de la politique et du PSG, entre autres, est aussi invité pour parler du Festival du Film de pub à Cannes dont il est le président. Cela a dû faire partie du deal. Probablement que mon livre ne l’a pas suffisamment emballé et que Claude a parlé de la campagne Omo.
Je m’en sors bien, je fais de l’humour, Pivot reste dans la nuance bienveillante, neutre. À la fin de l’émission, un pot hors antenne, comme chaque fois. Je m’y pointe avec Claude pour rencontrer Pivot. Mais il est fatigué, mal luné, il ne nous fait pas l’honneur de sa légendaire bonne humeur. Nous repartons, Claude me dit que je me suis très bien débrouillée.
— Alors ?
— Alors rien.
— Mais encore ?
— Rien de rien. Nous sommes le 25 juin, un des jours les plus longs de l’été, il fait un temps splendide, tout le monde est sorti. Tout le monde !
— Il y avait bien des gens chez eux, quand même…
— Quelques grabataires, oui. Et tu sais ce qu’ils regardaient sur la Une, en deuxième partie de soirée pendant Pivot ? Johnny Hallyday, son concert au Parc des Princes.
Vous le croyez, ça ? Personne ne m’a vue. Personne n’a vu cette émission. Je vais vous raconter un truc : une fois, j’ai été interviewée à Cannes, dans la rue, par hasard, juste une poignée de secondes. C’est passé un dimanche midi. Qui se targue de regarder la télé un dimanche midi ? Personne. Tout le monde a autre chose à foutre le dimanche midi que de se planter devant la télé, grasse mat’ coquine, enfants à décrasser, ménage, brunch, en route pour un déjeuner en famille, la messe, tiens ! Hé bien, des dizaines de gens m’ont vue, des tas d’amis m’ont téléphoné pour me le dire. Même mon teinturier ! Dix petites secondes à peine. Un dimanche midi. Et là, Pivot, une heure trente à l’antenne, personne. Je te jure ! Sauf ceux qui, prévenus, avaient enregistré l’émission.
Effectivement, rien. Rien ne s’est passé. La courbe de mes modestes ventes n’a pas frémi d’un iota, les gens avaient le nez dans leurs valises, pas le moment d’aller farfouiller chez les libraires. À peine sont-ils partis souiller les plages que déjà les 600 romans de la rentrée déferlaient dans la presse, ensevelissant tout le reste y compris ma pauvre femme qui, haro sur elle, n’était pas mon premier roman.
Mais sûrement le dernier. Très longtemps après, on me demande parfois si j’étais passée chez Pivot. Le seul indice qui prouve que tu as vraiment été un écrivain. La seule référence valable.
Oui, je suis passée chez Pivot. Comme un ange, sans faire de bruit.
L’année d’après, Pivot me remettra le prix de la Contribution à l’amélioration de la langue française pour ma campagne Omo en poldomoldave, un clin d’œil qui le rend sympathique lorsqu’il fait ses perruques. J’ai droit à la bise.
« De quoi tu te plains ? Une bise de Pivot ! Au moins, il n’est pas rancunier.
Je me demande si ma voix intérieure ne serait pas une gourdasse ! »
Texte © dominique cozette, extrait de mon livre La fois où j’ai failli tuer la reine des yéyés, 2020, édition Chum.