Un vernissage bien cochon

Il est facile d’ironiser sur la faune blinguissime et haïssable du monde de l’art con(temporain/ceptuel) lorsque l’on est un artiste qui se nourrit d’elle. Fluck* n’en est pas. On n’en sait pas plus sur lui  que ses implacables absences à d’extravagantes performances où « tu as raté ta vie si tu n’as jamais été à l’un de ses vernissages », pour parodier un ex-publicitaire andropauso-débranché. Le vernissage en question, qui ne peut avoir lieu qu’une fois, réunissait l’armada classique des joviaux échappés de ministères culturels, directions culturelles et autres organisations officielles d’Art Contemporain — majuscules obligatoires — emperlouzées pour les unes, rubiconds pour les autres, de ceux que l’on trouve la main plongée dans les buffets pléthoriques et surestimés qu’autorisent les budgets des dodues subventions de ce genre de manifestations.
L’invitation nominative titrait malicieusement  « l’arroseur arrosé »,  un teasing forcément pour  qui aurait réfléchi deux secondes. La grand’salle d’exposition du somptueux hôtel particulier de la Friedrichstrasse* présentait en effet quelques oeuvres plastiques de l’artiste, grands formats, bronzes, totems, plus la célèbre Femme-Trou en faïence.
La surprise venait de l’immense cloison de verre qui séparait cette pièce en deux, d’un côté les oeuvres et un gigantesque buffet, de l’autre, les invités et un gigantesque buffet, en tous points identique au premier.
Etonnés d’être ainsi coupés de l’Art, les invités se pressaient sur les victuailles et les boissons. Victuailles, boissons. Victuailles, boissons.  Quand, soudain, une porte s’ouvrit de l’autre côté et laissa s’engouffrer cinq porcs. Des porcs propres et roses, vêtus de sortes de vestes de smoking  ou de moires noires, qui fouissaient du groin ce qui se présentait, toile, sculpture… jusqu’à ce qu’ils fissent face à leur buffet. Le même, donc. Ripailles, orgie, curée, il n’y a pas de limite à l’appétit rabelaisien d’un cochon. Les sons qu’ils émettaient étaient amplifiés, rendant ces agapes proprement obscènes.
Les invités, personnalités politiques en tête, firent un accueil glacial à cette performance qu’ils mirent un certain temps à comprendre — pour une fois, le sens en était clair — et quittèrent les lieux en rangs serrés, suivis de près par d’autres officiels au sourire goguenard mais au trouillomètre à zéro. Quelques vieux artistes honoraires continuaient à s’empiffrer, tandis que les cochons, repus, urinaient et déféquaient sur les tapis d’époque. On dit que des têtes sautèrent, du côté des officiels. Que les journalistes furent contraints au silence. Que le curateur osa une TS de convenance. L’événement serait passé inaperçu donc si Fluck* n’avait installé des caméras en batterie, afin d’immortaliser ce vernissage du vernissage. La présentation du DVD fit grand bruit.Encore une fois, l’artiste brilla par son absence.  Aujourd’hui, le film est régulièrement projeté  au MoMA et chez les Saatchi, et le DVD sera offert aux visiteurs de la prochaine Biennale de Venise.
* les noms ont été changés

A propos d’art, je vous informe que je serai présente dans le hall de l’Hotel de Ville de Fontenay sous Bois pour l’expo Art-Cité, samedi 16 octobre de 14 à 18 heures. Le site ici.

Texte et dessin © dominiquecozette.
Inspiré de « Jeter des perles aux cochons » (2002) de FFM, collectif d’artistes de Stuttgart.

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