Cher papa, cher con de papa,
ton intention n’était pas méchante mais simplement tu n’as pas réfléchi. Toi qui montais sur tes grands chevaux du temps de facebook parce que tu craignais pour ta vie privée, tu n’as pas hésité à tenir mon petit journal sur Internet, photo et tout, dès ma naissance.
Tu vas me dire que cette pub (Chrome ?)* était tellement craquante que … tu as craqué, le résultat est là : je suis fichée (donc fichue) sur tous les listings possibles et imaginables. C’est l’enfer. Ils savent tout de moi depuis toujours, mes goûts, mes aptitudes, mes faiblesses psychologiques, mes pathologies, mes tics, mon éthique, mes styles de vêtements, de films, d’entertainement… Ils ont déjà tracé mon avenir, je sais que je serai en couple de 25 à 41 ans, puis de 58 à 87 ans, âge à partir duquel j’affronterai mon veuvage et ma décrépitude. J’aurai un gosse à 45 ans, seule, je me ferai tout refaire l’année suivante.
Mon intellect me portera vers les études de socio ou d’éthnologie.
Le pire, c’est qu’ils ont déterminé avec une prétendue marge d’erreur de 5% mon partenaire idéal. Mon partenaire idéal existe en 490 786 modèles pratiquement identiques de par le monde. De vrais clones qui me bombardent de leur ondes à longueur de temps pour entrer en contact avec moi.
Très cher con de papa, cette lettre que je dépose sous ta porte pour éviter l’ébruitement, est un adieu. Je pars, je vais tout changer, tout brouiller, je ne peux pas te faire confiance, tu le comprends aisément.
Je vais vivre quelque chose de formidable : l’aventure de ma vie. Avec des rencontres improbables, un itinéraire incompréhensible. J’aurai des compagnons imprévisibles, des amis incohérents et des grossesses irraisonnées.
Je ferai le deuil de mes premières années avec toi (et maman) et irai, à ton insu, te regarder vivre sur tes stupides réseaux. Je t’enverrai peut-être un signe, je ne sais pas. Je t’embrasse néanmoins et te dis bonne route pour la suite de ta vie. Fais-en bon usage et, c’est une supplique, laisse ton dernier bébé en dehors de tout ça…
ta grande fille.
*(Nouvelle pub pour le navigateur de Chrome qui met en scène de nombreux outils de Google dans une histoire d’un père qui écrit et communique avec sa fille par mail depuis sa naissance.L’histoire est bien faite et tout cela pourrait être vrai. « Créez un compte mail sur Gmail pour votre enfant et déposez tous les jours, toutes les semaines ou tous les mois un mail, des photos, des vidéos. » )
Texte et illustration © dominique cozette