Marina Abramovic par Marina Abramovic

C’est un livre fantastique, passionnant, incroyable. Forcément, parce que son auteure et héroïne est elle-même fantastique, passionnante, incroyable ! Surhumaine en fait. Vous connaissez peut-être sa performance la plus célèbre : assise au MoMa, sans jamais bouger, ni boire, ni parler, ni faire pipi, elle accueille sur le siège d’en face toute personne désireuse de planter son regard dans le sien le temps qu’il veut. 750 000 personnes se sont pressées pour voir la performance, 1500 personnes lui ont fait face pour souvent pleurer d’émotion devant ce miroir d’elles-mêmes.
Marina est née en 1946, ce n’est pas une baby-boomeuse, elle n’a pas profité des trente glorieuses puisque née dans la très austère ex-Yougoslavie. Père courageux partisan de Tito, mère responsable d’art et cruellement odieuse avec sa fille qu’elle frappe tout le temps, qu’elle critique, à qui elle interdit toute sortie jusque bien après sa majorité et, même si elle se marie pour lui échapper, la contraint de rester avec elle, sans son mari. Cette sinistre éducation, qu’on appelle l’emprise,  fera d’elle une guerrière, une personne qui n’aura jamais peur de rien, ni de la douleur, ni de la provoc, ni des exhibitions, ni des sentiments. Elle va passer sa vie — loin d’être finie car elle est en pleine forme à 71 ans — à réaliser de douloureuses et dangereuses performances.
La première, qui n’en est pas encore une, consistait à se jeter contre le mur de sa chambre pour casser son grand nez et espérer qu’on le lui refasse tel celui de Brigitte Bardot.
Ses premières apparitions publiques sont liées à son corps, sa main ou son corps nu, auxquels elle inflige de terribles épreuves qui se terminent dans le sang. S’ensuivront d’autres façons de dépasser ses limites : congeler son corps nu sur des gros blocs de glace, lui faire perdre conscience dans des cercles de feu, le mettre en déséquilibre extrêmement périlleux. Et surtout, le soumettre à une discipline inhumaine, comme au MoMa et ailleurs où elle se contraint à rester des jours et des jours dans une position non seulement intenable si on ne s’est pas entraîné mais surtout dangereuse pour l’organisme (c’est expliqué médicalement dans le livre). On la verra aussi à Venise dans une cave parmi un amoncellement d’os de bœufs qui pourrissent, grouillent de vers, puent de façon insoutenable, tandis qu’elle reste là, des semaines, à les gratter, devant un public écœuré ou abasourdi.
A 30 ans, elle rencontre, une sorte de jumeau de l’âme, Ulay, avec qui elle réalise de nombreuses performances. Ils vivent dans un camion sans aucun confort, circulent dans toute l’Europe pour s’exposer. Elle l’adore, leur entente est extraordinaire mais il n’est pas si clean que ça. Leur énorme projet, qui prendra des années à se monter, est de partir chacun d’un côté de la Muraille de Chine, de marcher l’un vers l’autre et de se marier lors de leur rencontre, trois mois plus tard. Ça se fera mais les aléas sont très importants et ça se termine très mal pour Marina. Pas pour lui. Ils se séparent et malheureusement, elle lui laisse laisse toutes ses archives, photos, films. C’est tout ce que les performers peuvent monnayer.
De nombreuses performances encore plus drastiques sont racontées, mais le livre ne peut pas se résumer. Parallèlement, Marina met au point des stages pour les plasticiens qui désirent s’initier à la performance. Dès le début, elle les met à l’épreuve par une discipline de fer, par exemple 4 jours sans manger ni bouger, ou se perdre nu dans une forêt, ou compter des grains de riz des heures entières… Lady Gaga qui est une fan depuis longtemps a demandé un stage, très difficile, qui a été filmé puis monnayé afin de pouvoir aider Marina à créer une fondation destinée à porter la « bonne performance » dans le monde entier.
Ce livre est très dense, il nous montre comment une femme munie d’une telle puissance de volonté reste fragile face aux peines d’amour qui la blessent plus que tout (je ne vous ai pas parlé de la deuxième, très dure). Mais aussi comment on peut transformer son état de conscience si on le veut vraiment, comment la volonté peut s’entraîner et permettre de franchir ses limites ou « traverser les murs« , titre du livre.
A lire absolument, absolument, absolument ! Le meilleur livre que j’aie lu cette année…

Traverser les murs, mémoires de Marina Abramovic. 2016 en anglais, 2017 chez Fayard. Traduit par Odile Demange.  446 pages, 24,90 €.

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