Eva Ensler (es Monologues du vagin), a créé une fondation, le VDay, pour aider les femmes abusées, et vient de sortir Pardon, un livre très dérangeant puisque c’est elle qui tient la plume à la place de son père, mort depuis trente ans, qui demanderait pardon à sa fille pour tout le mal qu’il lui a fait. Eve Ensler dit dans une interview que les hommes ne sont pas formatés pour demander pardon, ce serait trahir tous les hommes que de montrer la faiblesse de l’un d’eux. Comme on le sait, les violences que subissent les enfants sont destructrices à très long terme, enfouies ou non. Voilà des décennies qu’Eve se reconstruit difficilement, qu’elle essaie d’écrire sur son père malfaisant mais qu’elle n’y arrivait pas. Jusqu’à ce qu’elle trouve ce subterfuge. Ainsi, elle s’allège de la douleur d’avoir été niée, chosifiée. Le pardon existera même si c’est elle qui l’a fabriqué.
Son père : un type élevé à la dure, sans tendresse ni de ses parents, ni de sa fratrie. L’illumination a lieu lorsqu’il voit des films américains. Il est bluffé par l’allure de ces hommes élégants, les héros d’Hollywood si séduisants. Il se met à les copier et peu à peu, il devient comme eux : irrésistible. Il sait qu’il est creux, mais au moins, il brille. A cinquante ans, il rencontre une bombe de vingt ans, la mère d’Eve. Ensemble, ils forment un couple chaud glamour, sont de toutes les fêtes new-yorkaises où on les appelle Cary Grant et Doris Day. Puis naît Eve. Alors là, le père est bouleversé : quoi de plus tendre, de plus innocent, de plus vivant que ce petit être qu’il se met à adorer plus que de raison. Il est totalement enflammé par sa passion, comme jamais il ne l’a été. C’est lorsqu’elle a cinq ans, lors d’un jeu taquin qu’elle aimait, qu’il dérape. Et ça ne s’arrêtera plus. Puisque le corps de la petite est si offert, si palpitant, il sera tous les soirs sa source de caresses, son violeur adoré, dans le plus grand des secret. Jusqu’au jour où, après un retour des vacances, elle est tellement occupée avec un garçon à un jeu d’enfants (ils ont dix ans), qu’elle l’ignore. Il est tellement abasourdi de voir comment elle l’a oublié qu’il décide de la soumettre d’une autre façon, de lui montrer qui est le maître. Et démarrent alors les violences physiques, verbales, les humiliations, les punitions, les tentatives de meurtre, tous les sévices possibles et surtout (!) la totale déconstruction de son mental : il l’abêtit, il en fait un petit animal apeuré, nul, qui a perdu toute confiance en elle, qui devient un cancre. Ne parlons pas de sa santé physique. Et chaque fois qu’elle fuira, ou tentera, notamment dans son mariage avec un barman, les rétorsions seront d’une brutalité folle.
Ce qui est dérangeant, c’est de garder en tête que ce n’est pas le père qui écrit pour demander pardon, mais elle. Evidemment, elle se sert de ses souvenirs mais elle se décrit elle-même de façon très positive : elle est la plus jolie, la plus intelligente, la plus craquante etc… Parfois, on se dit qu’elle attige, mais peut-être pas. On ne sait pas. En tout cas, elle ne nous épargne pas les détails de son enfance, son adolescence et sa jeunesse martyrisées , saccagées. Et sa mère ? Elle s’est pliée aux ordres du mari. Comme souvent.
C’est un livre important mais le fait d’écrire par personne interposée le rend moins touchant. Enfin, c’est mon point de vue. Mais ne le rend pas moins horrible par rapport à ce que peuvent faire subir des adultes à des enfants.
Pardon d’Eve Ensler. 2019 chez Denoël traduit par Héloïse Esquié. 140 pages, 16 €.
Texte © dominique cozette