Cette image de moi-même date des années 60 c’était l’été je portais une robe en lin même si ça n’était pas de mise mais du lin blanc pour faire ressortir mon beau hâle de la Marne. On allait partir en vacances très prochainement, c’était le début du mois d’août et ma fête, la Saint Dom, tombait le quatre. Or comment deviner que bien longtemps après, des années, elle serait déplacée au huit août pour laisser mon quatre à un mec qui s’appelait Saint-Jean Vianney dit le curé d’ars. Bon, d’accord. Ça changeait tout. Donc le huit aout. On dirait le huit huit eud’ nos jours. Comment imaginer qu’un été très lointain, des décennies plus tard, le huit août serait une super-date, qu’elle cumulerait rien que du bien. Comment prévoir que je rencontrerais un homme né le huit huit, date de ma fête à moi. Puis qu’il demanderait ma main, puis qu’il m’épouserait le huit huit huit, il y a seize ans. Puis que le lendemain de ces épousailles festives et joyeuses, nous fêterions la Saint- Amour, un sacré saint çui-là du Beaujolais qui se laisse boire tendrement même si l’on apprécie peu le gamay. Donc Amour le jour d’après ma fête et son anniv. Et la suite… vous croyez que ça s’arrête là ? Que non, car le jour d’après l’Amour, c’est la Saint Laurent, le nom de cet homme devenu époux. Sacrée trilogie. Trois jours à fêter ça. Ce que je vais m’empresser de faire dès ce soir, car si l’homme est parti, l’esprit est resté et je n’oublie rien. Je ne serai pas seule, il y a les ami.es, il y a la famille. Hier encore, j’avais quinze ans, je vénérais l’été, j’attendais les surprises, je guettais les joyeusetés et croyez-moi, je n’ai pas été déçue. Tchin-tchin à cette belle vie qui fait ce qu’elle peut pour pétiller encore.
Taffy Brodesser-Akner, chroniqueuse vitriolique au New York Magazine, a écrit ce premier roman, Fleishman a des ennuis, comme un artiste qui n’en a jamais fini de triturer des détails, d’ajouter des pointes de ceci, de préciser tel fragment avec une minutie (de ouf) d’une pertinence absolue. C’est d’une acidité totale en ce qui concerne les relations d’un homme et d’une femme étudiant à la même université de New-York, qui ont décidé un beau jour d’unir leur soif d’amour. Ils ont ressenti une telle gratitude l’un envers l’autre d’avoir sur apprécier la personne qu’ils étaient. Non pas qu’ils fussent indésirables, au contraire même, elle, Rachel, très jolie nana intelligente et fine, lui, Toby, très sympathique jeune homme prometteur présentant bien, tous deux entourés de l’amitié de deux autres comparses, un gars une fille que Toby avait connus en Israël où ils avaient fait les quatre coups. Et Rachel qui s’intègre très bien au creux du trio qui ne se rompt pas après des décennies. C’est un couple juif privilégié qui vit dans un quartier chic de Manhattan. Ils ont deux enfants mais c’est lui qui s’en occupe le plus, qui va aux réunions de classe, aux fêtes etc. car Rachel a monté une boîte d’agents (comme la série 10%) qui marche très fort et lui bouffe tout son temps.
Le couple, au bout de quinze ans, a atteint son obsolescence non programmée car tous deux s’en veulent et se demandent comment ils en sont arrivés là. Dans la partie la plus longue du livre, on suit l’homme et c’est raconté par la copine. L’homme, une fois le divorce décidé, découvre la folle joie de pouvoir s’envoyer en l’air avec des tas de femmes en demande, sans aucune conséquence, grâce aux applis de rencontres. Son complexe — il est petit et en a souffert — s’envole avec toutes ses adorables femmes revenues, comme lui, de la vie de couple, qui cherchent juste à s’encanailler. Son métier : hépatologue. Il en est fou car il prend soin personnellement de ses patients et ça le passionne. Rachel lui a beaucoup reproché de n’avoir pas plus d’ambiation que ça car les médecins ne sont plus à la mode, ils ont été surpassés par les financiers et autres professionnels des services haut de gamme, qui gagnent des fortunes et peuvent se payer tout. Tout. Rachel est avide de ça. En partie parce que les amis qu’ils fréquentent sont issus de lignées richissimes et que rien ne leur coûte.
Un jour, Rachel dépose les enfants en catimini chez lui alors que ce n’est pas son jour. Elle ne laisse pas un mot, rien. Puis disparaît. Littéralement. Impossible de la joindre. Elle ne répond pas aux messages. Elle n’est pas chez elle, ni à son bureau. Personne ne sait, ni pourquoi. Et notre Toby va devoir se débrouiller avec sa fille adolescente qui lui reproche tout, qui fait des éclats, qui ne communique plus avec lui, et son petit garçon éperdu d’amour pour sa mère… Je ne divulgâche pas, c’est au début, tout ça. Et ça dure, et ça dure, et lui qui se débat, qui jongle avec ses patients, sa soif de sexe, les demandes de ses gosses, les ruses auprès de ses relations pour assumer tout ça.
L’autrice, très fine mouche, analyse leur relation, pourquoi les mariages ne peuvent pas fonctionner, pourquoi les charges mentales sur les épouses… C’est très long, très détaillé, très intéressant. Mais il arrive qu’on puisse aussi sauter l’histoire d’un rôle secondaire pour revenir à nos héros.
Et là où ça devient encore plus palpitant, c’est lorsque la troisième partie s’intéresse à Rachel, la disparue. Peu à peu, on va comprendre sa démarche, on va accepter ses raisons, on va avoir même pitié d’elle. Déjà, elle n’a pas eu une enfance très drôle, mais surtout, elle s’est plantée sur la construction de son couple, ce qu’on attend des femmes et la place des femmes dans l’entreprise, surtout lorsqu’elles sont devenues mères. Epouses, déjà, mais mères ! Autant dire un personnel pas très important qu’il est vain de hisser vers le haut de la hiérarchie. Ne parlons même pas du moment où elles ne sont plus « baisables », alors quoi, à quoi elles servent.
Comme je l’ai dit au début, l’analyse est très fine et on ne peut pas dire que l’autrice tisse une ode au mariage. Mais ce n’est pas non plus un violent réquisitoire contre le fait de se marier ou la place de l’homme dans cette affaire. C’est tout en nuances et c’est ce qui m’a plu dans ce roman assez ébouriffant aux 600 pages serrées et bien remplies !
Fleishman a des ennuis par Taffy Brodesser-Akner, 2019. Titre original Fleishman is in trouble, traduit par Diniz Galhos, aux éditions J’ai lu. 604 pages.