Féroces infirmes

Féroces infirmes est le quatrième roman d’Alexis Jenni qui reçut le prix Goncourt pour son premier, l’Art français de la guerre. La guerre encore, donc, racontée du dedans par le père qui partit la faire sans enthousiasme en 1960, qui a 75 ans aujourd’hui, un corps brisé dans un fauteuil roulant que pousse le fils parce que les maisons de retraite virent le père pour sa haine et son racisme. Ce père qui n’a rien digéré de ce qu’il a fait et subi là-bas, avec les autres, comme les autres, une guerre qu’ils ont perdue, dont on ne revient pas vainqueur mais le cerveau amputé d’un morceau d’humanité.
Ici, deux narrateurs qui utilisent le je, ce qui trouble pas mal la lecture, mais en tête de chapitre, on est informé de qui parle. Le père parle de ses années de jeunesse, avant le grand départ, ses sorties avec ses deux inséparables potes puis son amour naissant qui l’émerveille. On est en 58, 60, à Lyon. Il travaille comme maquettiste dans un cabinet d’architecte, celui qui imaginera le grand ensemble dans lequel il vivra tout au long de sa vie. Avec ce fils, plus tard, chargé de lui prodiguer des soins. Et, pire, face à une famille d’adorables voisins, hélas pour lui, arabes. Car il est devenu raciste, très. A la guerre, il a tué de ses mains quelqu’un. Ça le marque, il ne tuera plus personne, plus de Français du moins, car les Arabes, ça ne compte pas. Une longue partie du livre raconte sa guerre en Algérie, dans le maquis toujours, où l’on n’a jamais un instant de repos car ils arrivent de partout, silencieusement, pour tuer. Puis il vit un moment à Alger, beaux passages de l’ambiance de cette ville en plein binz, la mer qui luit au loin, quelques amitiés. Lorsqu’il revient en France, c’est sur le bateau, archi-bondé, qu’il va rencontrer une femme formidable. Qu’il perd dans la foule à l’arrivée. La retrouvera-t-il ?
Désemparé de ne plus avoir de devoir, d’activité physique, débordant de force et d’énergie, il s’enrôle dans un mouvement fasciste.
Le fils, quant à lui, est beaucoup moins affirmé. Il mène une vie sans intérêt, s’entend très bien avec ses voisins arabes, essaie de faire sortir de son père cette lave en éruption pour tenter de le calmer. Il été plaqué par une femme rassurante, comme a été sa mère pour son père jadis, et souhaite que son père meure assez vite. Il est fatigué, il en a marre, ça ne sert à rien de vivre comme ça, comme son père dépendant qui ne lui parle pas.
Très belle écriture, très belles descriptions des époques, des lieux, Lyon, Alger, le bled, et des sensations amoureuses.

Féroces infirmes d’Alexis Jenni. Editions Gallimard, 2019. 320 pages, 21 €.

Texte © dominique cozette

Un loup pour l'homme

C’est le titre du dernier livre de Brigitte Giraud dont j’avais adoré l’amour est très surestimé. D’autres moins. Celui-ci est vraiment bien. On est en 1960. Lila et Antoine vivent le parfait amour avec leur petit polichinelle dans le tiroir quand il est appelé en Algérie. C’est la guerre, on peut y rester 36 mois, au meilleur de sa vie. Lui, comme la plupart, est contre la guerre et ne veut rien en voir. Il réussit à se faire admettre comme soignant après une formation. Mais soigner les blessés, rassembler les bouts de corps victimes d’attentats, assister à la mort de soldats est tout aussi éprouvant que de se servir d’armes. Lorsqu’ils entendent parler des tortures commises par leur armée, lui et son ami cuisinier préfèrent néanmoins ne pas en être et rester au camp.
L’Algérie, c’est magnifique. Un jour de permission, il va à la mer, il trouve cela si beau ! Il finit par s’habituer à l’inconfort du dortoir, aux bestioles, à la moiteur, à la peur, au manque de Lila. Mais pas elle, elle ne se résigne pas à vivre sa grossesse sans lui. D’un seul coup, elle décide de le rejoindre ici, dans ce pays hostile. Il n’en revient pas. Il est très embarrassé. Il sait que ce n’est pas la place de sa femme, qu’en plus, ça va le couper de ses compagnons de chambrée avec lesquels il aimait tout partager, et de ses malades, surtout de celui auquel il s’est attaché contre toute attente : Oscar, amputé d’une jambe, devenu muet, même pas accommodant. Il s’est pourtant promis de l’aider, de la remettre debout, de lui faire retrouver un semblant de goût à la vie. En bref, la venue de Lila ne l’arrange pas. Pourtant, il est heureux de la revoir avec son petit ventre qui pousse. Elle, elle n’avait pas prévu qu’elle s’ennuierait autant dans ce pays où elle n’a rien à faire, entre son meublé mochard de 24 m2, sa proprio envahissante, et son impossibilité à sortir se balader.
Un jour, plus tard, on annonce à Antoine qu’Octave va repartir : cela lui déchire le cœur, d’autant qu’Octave lui a enfin raconté son terrible secret. Puis sa femme doit aussi quitter ce pays devenu trop explosif, trop dangereux, encore un déchirement.
Ecrit par une femme née à Sidi-bel-Abès, Un loup pour l’homme retrace de l’intérieur la vie intime de quelques personnages, c’est sensible et dur, les sentiments sont variables voire équivoques, la position du héros par rapport à la France est imprécise, il ne comprend pas pourquoi il est là. D’autant plus qu’ils n’ont pas d’infos : on leur cache le nombre de jeunes gens morts pour la France, les opérations en cours etc. On y apprend malgré tout que le cauchemar qu’ils vivent ne pourra pas se raconter au retour. Comme les vétérans du Vietnam, les revenus d’Algérie ont souffert de quelque chose qui n’existait pas alors : le syndrome post-traumatique. Débrouille-toi avec ça.

Un loup pour l’homme de Brigitte Giraud. 2017 aux Editions Flammarion. 246 pages, 19 €.

Texte © dominique cozette

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