Le Consentement de Vanessa Springora

Il faut du culot, du toupet, du courage, appelez ça comme vous voulez, pour raconter une telle histoire, son histoire, connue un peu de tous à une époque, mais inconnue dans le détail disséqué. Elle c’est Vanessa Springora, ancienne petite proie de GM (elle ne cite pas son nom). Il faut aussi affronter ceux qui questionnent, un chouïa accusateurs : mais pourquoi quarante ans après ? Quelle question !
Et alors ? Les écrivain.e.s s’interdisent-ils de raconter leur enfance, ou des épisodes passés d’une vie lointaine ? Pourquoi le prédateur aurait eu le droit de graver la vie de cette jeune fille dans plusieurs livres, avec son prénom et son initiale, avec les détails de sa vie, avec les lettres qu’elle lui a écrites… et qu’elle-même serait illégitime à l’évoquer au moment où elle s’y sent prête ?
Car la sortie de ce livre en soi n’est pas le sujet, quelles qu’en soient les qualités littéraires. Le sujet c’est : voici comment un prédateur sexuel connu de toute l’intelligentzia m’a volé mon innocence, m’a fait subir des pratiques interdites par la loi, comment il m’a amenée à vivre à l’hôtel avec lui, comment il a établi sa réputation, sa gloire, grâce à ses pratiques pédophiles sans que personne ne s’en émeuve. Et comment je suis restée aveugle au mécanisme de son emprise exercée sur moi. Et pourquoi ma mère a toléré tout ça ? Et mon père, même démissionnaire, qui, fou de colère lorsqu’il l’a appris, a dit qu’il allait porter plainte mais ne l’a pas fait ? Et comment un médecin, lorsque j’ai été hospitalisée pour une somatisation grave de mon mal être, lorsque je me suis confiée à lui, m’a t-il proposé de rompre mon hymen au bistouri car le sexe de l’homme ne rentrait pas, ce qui nous conduisait à une pratique dérivée ? Et oui, il a rompu l’hymen en me souhaitant une sexualité épanouie.
La question est comment se remettre de tout ça après que j’ai compris que je m’étais fait berner, alors que le prédateur continuait à me harceler pendant des années, comment il cherchait à me joindre, puis comment il ne cessait de m’envoyer des lettres ?
La question est encore : comment, quand le mal commence à s’atténuer, faire face à un nouveau déferlement de violence parce qu’un autre livre sur moi paraît, que tout ce petit monde de l’entre-soi (d’Apostrophe, entre autres mais pas que) s’en réjouit, trouve ça formidable. Comment cicatriser quand on apprend plus tard que l’éditeur n’aurait jamais dû accepter que mes lettres paraissent sans mon autorisation ? Et comment digérer le fait que « l’œuvre » du prédateur  (ma vie volée, quoi) soit à jamais sanctuarisée à l’IMEC, autrement dit le célèbre Institut Mémoire de la littérature contemporaine — à côté de Proust ou de Marguerite Duras — auquel il a fait don de tous ses manuscrits, écrits, correspondance ?
Et encore, quand elle apprend que des photos d’elle de l’époque sont sur le site du harceleur mais qu’on ne peut rien faire car ce site est géré en Asie, par un « inconnu » hors de toute législation française ?
Le livre, oui, Vanessa devait l’écrire, pour elle et contre lui, elle devait crever l’abcès, ses enfants arrivaient à l’âge qu’elle avait lorsque sa vie a basculé. Oui, elle devait expliquer pourquoi/comment une très jeune fille, sans père auprès d’elle, tombe facilement très amoureuse d’un homme mûr célèbre qui sait y mettre les formes, comment il sait l’isoler de son entourage, la couper de sa scolarité, comment il sait l’éblouir par sa culture, se l’attacher par ses flatteries permanentes et surtout, comment il est facile de la tromper.
L’innocence perdue de Vanessa Springora, comme de toutes les autres, les petits Philippins même pas pubères, des culs frais comme il l’écrit, qu’il allait sodomiser régulièrement méritait ce livre, ne serait-ce que pour que les enfants et les femmes agressés puissent parler sans honte.
Une anecdote : un jour, dévastée, elle se rend chez le vieux Cioran qu’elle connaît bien, pour lui demander de l’aide. Mais il la rabroue « gentiment », lui expliquant qu’elle doit être à la disposition de ce grand artiste et que c’est un honneur qu’il l’ait choisie.
Le ton de la narratrice n’est pas celui de la  colère ou de la violence, et aucun détail sordide sur leurs « ébats » n’est évoqué. C’est factuel, simple, sobre. Elle y narre les galères qu’elle a subies ensuite tant elle était en vrac, les dépressions, les crises psychotiques et le temps qu’il lui a fallu pour se reconstruire, même si les énormes failles sont tangibles et que le démon revient souvent la narguer. A lire pour bien comprendre la gravité de la prédation sexuelle sur les mineures (et les autres victimes).

Le Consentement par Vanessa Springora, 2020 aux éditions Grasset. 212 pages, 18 €

Texte © dominique cozette

 

 

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