La chair des autres

La chair des autres, le dernier livre de Claire Berest, n’est pas le énième compte-rendu du procès de Mazan où Dominique Pélicot était jugé pour le viol sous sédation de sa femme, Gisèle Pélicot, ainsi que 51 accusés complices de viol . C’est plutôt un réflexion en profondeur avec de multiples exemples sur la violence, le consentement, la normalité, l’inculture du viol. Sur les coulisses du mal.
Ce qu’elle essaie de comprendre, c’est ce qu’il se passe dans la tête de ces hommes et qui n’est pas réductible à une généralité ou à une statistique. Tous sont uniques dans leur approche, leurs « motivations » sont personnelles ou occasionnelles, mais ce qui est sûr c’est qu’aucun n’a considéré Gisèle comme une personne, un sujet, d’ailleurs ils n’ont pas regardé son visage et aucun d’entre eux ne faisait partie d’un CSP au-dessus de la moyenne.
J’ai vu aussi que Pélicot ne demandait pas d’argent.
On ne cessera pas de louer le courage de Gisèle P. qui a refusé le huis-clos. Même pour les vidéos des viols sur son corps. Comme il a été dit, par elle, je crois « il faut que la honte change de camp ». Il y cette citation « le viol est le seul crime dont l’auteur se sent innocent et la victime coupable » (Antoine Garapon).
L’autrice a compulsé beaucoup de rapports sur le sujet, c’est parfois un peu trop mais ça fait avancer sa pensée et la nôtre.
Extrait : « On pourrait dire qu’il y a deux Gisèle. Celle qu’elle était jusqu’à ce que le malheur la déracine, et qui est aujourd’hui un « champ de ruines ». Et celle qui, après avoir été rendue muette par la tragédie, est née du malheur et s’est tournée vers les autres. Elle a réalisé la prouesse de s’être délestée du mal du criminel. Elle ne pouvait pas l’obliger, lui, à l’endosser, car « le mal habite dans l’âme du criminel sans y être senti », pour reprendre encore les mots de Weil. Mais Gisèle Pelicot a reussi à ne plus le porter en elle. « La honte a changé de camp » son mot d’ordre, devenu emblème de ce procès, magistral cri de réveil sociétal. »
Passionnant.

La chair des autres de Claire Berest, 2025 aux éditions Albin Michel. 216 pages, 18,90 €

Texte © dominique cozette

Frida, un ruban autour d'une bombe

Dans Rien n’est noir, Claire Berest nous conte la vie fracassante et fracassée de Frida Khalo, ou plutôt ses amours explosives avec son ogre, son crapaud insatiable, son amour, le peintre muraliste le plus célèbre du Mexique, Diego Rivera. Née en 1907, elle a dix-huit ans quand elle décide que c’est lui, qu’elle le veut et qu’elle l’aura. Du haut de l’échafaudage où il peint une fresque, il regarde ce microbe impertinent qui lui fait perdre du temps. Mais elle sait le faire craquer. Déjà, elle peint de façon exubérante et unique depuis qu’elle a été couchée des mois suite au terrible accident de bus où une barre lui a traversé le bas du corps, brisant des dizaines d’os, crevant sa zone génitale, fragilisant à l’extrême sa colonne. Alors qu’une sale polio avait déjà endommagé ses jambes. Tellement déterminée, Frida. Elle l’aura, il l’épousera après d’autres mariages, il l’adorera et adorera la faire souffrir mais n’aura de cesse d’admirer sa peinture, de l’encourager à travailler, à exposer, et même de lui demander conseil. « Ils ne s’aiment pas parce qu’ils sont peintres. Diego a été séduit par une poupée avec des couilles de caballero, qui peignait sans le savoir une mexicanidad vernaculaire augmentée par son regard unique. Une liberté violente aux couleurs nouvelles. Frida a choisi d’être choisie par l’Ogre. Elle voulait le plus grand, le plus gros, le plus drôle. Toute la montagne. »
Le livre raconte la difficulté d’être aimée par un monstre avide de tout, bouffe, alcool, femmes, ambition. Bien sûr qu’elle souffre de ses absences, de la drague fructueuse qu’il mène en permanence dans les dîners, les fêtes, les vernissages, mais c’est elle sa femme. Et d’ailleurs, elle finira par lui rendre la pareille. Elle a une telle personnalité, une telle aura qu’elle provoque l’attraction de tous. Ses robes folkloriques, ses grosses nattes luisantes d’huile et parées de fleurs géantes, sa ligne de sourcils et même sa moustache la rendent irrésistible. Alors, elle y va. Plus d’hommes que de femmes, mais de belles prises, citons Léon Trotski venu les voir chez eux. Il faut savoir que Diego est communiste et c’est très drôle de voir tous ces gros capitalistes milliardaires américains lui commander de gigantesques fresque pour leurs gratte-ciel. Jusqu’au jour où il peint une énorme tête de Lénine en plein milieu de la fresque de Rockfeller : ça fâche.
Ils sont très prisés aux Etats-Unis, il en fait son terrain de chasse et elle, fatiguée de ne pas savoir où il passe ses nuits, elle envoie du lourd. Entre eux, c’est la guerre permanente mais elle perd toujours car elle est en demande.
Ça ne l’empêchera pas de devenir une diva internationale, exposant à New-York et à Paris, refusant Londres, on est au bord de la guerre, ça ne lui plaît pas. Un sale jour, Diego demande le divorce. Elle est brisée, enfin le peu qu’il reste dans son corps en miettes. Mais quelques mois plus tard, il la redemandera en mariage. Elle a pardonné à sa sœur d’avoir entretenu une liaison avec Diego (une souffrance indicible). Elle va de plus en plus mal. Elle a subi quatorze opérations en quelques années, sa jambe est condamnée. Une énorme exposition personnelle est organisée au Mexique. Clouée au lit, elle rédige à la main toutes les invitations. Les amateurs, journalistes, collectionneurs viennent de loin pour voir ça. Hélas, le médecin lui interdit de bouger. Alors elle ira, mais sur un immense lit à baldaquin fleuri, vêtue somptueusement et magnifiquement coiffée et parée. Frida meurt jeune en pleine gloire. Elle manque à Diego.
Très belle écriture, survoltée, urgente, comme le furent la courte vie et les amours incandescentes d’une artiste exceptionnelle.

Rien n’est noir de Claire Berest, 2010 aux éditions Stock. 240 pages au Livre de Poche. 7,40 €.

Texte © dominique cozette

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