Changer, sacré livre !

Je ne suis pas une fan inconditionnelle d’Edouard Louis mais son dernier livre Change : méthode m’a bluffée. Enfin pas bluffée car je sais ce dont il parlait, mais disons emballée.  Son gros problème tient à son origine, la sous-classe dont il est issu, qui a imprégné son enfance et son adolescence et qu’il lui a fallu fuir à tout prix pour se hisser à un niveau enviable. Il le raconte très bien. Et explicite surtout les niveaux qu’il faut franchir pour sortir de cette caste minable, mais en sort-on réellement ? C’est aussi toute la question.
Pour ne pas être condamné à cette non-vie que partagent tous les habitants du village paumé du nord où il pousse, il lui en a fallu des efforts, et un énorme travail. On ne peut imaginer la petite baraque où ils sont vécus, avec ses frères, sans chambre pour eux, lui travaillant sur la table commune et rendant ses cahiers maculés de gras, le père au chômage qui boit et braille, la mère épuisée par une vie rude de mère de famille nombreuse et son boulot de soins aux fins de vie, les mômes qui réclament aux voisins un peu de pain car ils n’ont rien à manger, l’hygiène, n’y pensons pas et les soixante clopes que les parents fument dans la pièce unique, plus les aînés qui s’y mettent aussi. Sans parler de l’immense télé qui hurle du matin au soir.
Pour s’en sortir, Eddy Bellegueule, raillé pour ses manières effeminées, se réfugie dans la bibliothèque du collège mais ne lit pas encore. Il bosse, il se donne du mal, ce qui lui ouvre la route pour Amiens, le lycée. Ouf. C’est début de l’ascension. Rien n’est encore gagné sauf que par chance, il devient ami avec une fille de bourges qui l’invite régulièrement chez eux (il ne détaille pas comment ses parents se prennent d’affection pour le péquenot qu’il est vraiment). A son contact, il découvre la culture livresque — Elena, c’est une dévoreuse de bouquins intellos —, la musique classique qu’on sélectionne pour le dîner. Il s’inscrit à tout ce qu’il peut pour qu’on le considère, il va voir les films qu’il faut connaître, et Elena lui apprend à tenir ses couverts, à manger convenablement et toutes sortes d’autres choses dont il n’a jamais eu conscience. Geste, voix, posture, fringues etc. (Je ne comprends pas vraiment comment il reste dormir chez ces gens très bien, comment il passe les nuits dans le lit de la fille qui ne sait pas qu’il est homo mais il l’est…). Grâce à elle, encore, il trouve un boulot d’étudiant au théâtre, ouvreur, ce qui lui permet de lire encore et encore (il s’y est mis et pas qu’un peu) et de rencontrer des artistes, des personnes sympas et bohèmes.
Puis un jour, il va écouter Didier Eribon, philosophe et homo, qui raconte la même chose que ce qu’il a vécu mais, à cette différence près qu’il s’est installé directement à Paris… Edouard fait sa connaissance et se rend bien compte que rester à Amiens est pire que tout, que ça ne l’emmènera nulle part. Dès lors, il va tout faire pour accéder à cette vie palpitante, foisonnante espérée dans la capitale. Il va apporter des transformation physiques à son personnage, et bosser comme un damné pour réussir à entrer à Normale Sup.
Ce qui est extraordinairement bien raconté, c’est l’effort permanent qu’il doit faire pour être ce que tous les autres sont normalement puisque élevés selon des normes qu’il découvre seulement. Il y commet de grossières erreurs et sait, forcément, que jamais il ne sera à sa place. C’est superbement illustré par les anecdotes qu’il vit douloureusement.
Bien sûr, il connut aussi d’énormes joies et de précieux moments et rencontres dans cette terrible ascension.

Changer : méthode par Edouard Louis. 2021 aux éditions du Seuil. 332 pages, 20 €.

Texte © dominique cozette

La maman d'Edouard Louis

Combats et métamorphoses d’une femme n’est pas défini comme un récit ou un roman. Rien n’est dit. Il y a pourtant une photo personnelle au milieu de livre où l’on devine qu’il s’agit de sa mère, son père et peut-être Eddy, un peu grassouilles tous les trois, dans un intérieur très modeste, toile cirée, butagaz, deux pendules au mur de chaque côté de la fenêtre, et des bibelots un peu partout. Ebauche de sourire, la photo est prise au flash, la mère a de longs cheveux sur les épaules, des yeux très cernés, le père a l’air d’un bon bougre, le môme est de profil dos, comme s’il était au piquet. Une autre photo à la fin du livre : un très gros plan de la mère, tête penchée, regard souriant, moue incertaine comme si elle laissait passer de la fumée de cigarettes. Cette dernière a été retrouvée par Eddy, il dit qu’elle a vingt ans, qu’elle est peut-être heureuse. Lui ne l’a jamais vue sous ce jour.
Sa mère voulait faire une formation mais elle s’est retrouvée enceinte, le mec l’a épousée, elle avait 16 ans quand l’aîné est né, ils en ont eu un deuxième, puis, fatiguée déjà de vivre à longueur de temps avec un mari bourré et violent, elle s’en sépare. Elle rencontre alors son deuxième mari. Et là naît Eddy Bellegueule. Trois enfants à la maison, un mari qui gagne peu et qui passe son temps au bistro, ça recommence, l’enfer. Bien sûr, elle n’est pas heureuse, elle craint aussi ce mari qui n’est pas gentil. C’est au taiseux. Sauf quand il y a des voisins. Alors, il humilie sa femme, l’appelle la grosse en pouffant. Le fils aîné grandit et devient un pilier de bistrot et un voyou, souvent convoqué chez les flics. Le mari, lui, est victime grave d’un accident de travail, il est à moitié infirme, obligé de rester chez lui, ce qui n’arrange rien. Comme l’auteur dit dans le livre : ils sont passés directement de la pauvreté à la misère.  Pour faire bouillir la marmite, elle trouve un travail : laver les vieux et les impotents. Puis un jour, elle se trouve à nouveau enceinte. Le mari refuse qu’elle avorte. Elle ne conduit pas, elle habite un village, pas moyen de se débrouiller. Voilà que naissent deux jumeaux, un gars et une fille. Cinq enfants, la fin de tous rêves. Et pourtant.
De son côté, Eddy vit son propre enfer. Etre pédé, disons maniéré, c’est très mal vu. Il est le souffre-douleur de l’école. Sa mère, même, n’est pas contente d’avoir un garçon comme ça. Son père l’inscrit au sport pour que ça passe. Mais il travaille bien, le gosse. Alors, il doit continuer ses études à Amiens. Sa mère doit l’accompagner au lycée et lui a honte d’elle. Elle fera très attention à se montrer sous son meilleur jour. Mais quand on est de la classe la plus basse, sans considération pour soi-même, on ne sait pas s’y prendre. Parfois, les fils surprennent la mère qui a mis un disque de sa jeunesse et qui danse en chantant : elle a l’air rayonnant à ce moment. Mais les garçons la trouvent ridicule, ils l’empêchent même d’être gaie quelques minutes. Comme Edouard l’a dit dans une émission : les enfants sont des vrais fachos pour leurs parents, ils refusent tout changement.
Une fois ce fils parti, avec qui elle partageait quelques moments, ainsi que ses aînés, sa mère va se décider à décider de sa vie. A part le dernier fils rivé sur sa console et qu’elle a peine à laisser (elle le fera quand même sous les injonctions d’Eddy), elle quitte ce foyer maudit. Elle se débrouillera avec les instances sociales pour être logée et trouver du travail. Elle peut s’intéresser à elle, se maquiller. Et là, elle rencontre un homme qui vit à Paris, il est gardien d’immeuble.  Tout au long de cette deuxième partie de vie qui commence à 45 ans, elle va remonter dans l’échelle sociale, trouver le bonheur, la fierté et le respect d’elle-même. Grâce à son fils qui est devenu connu, elle aura même la visite de Catherine Deneuve chez elle. Elle n’en revient pas elle-même de sa transformation.
C’est un livre court et incisif. On y comprend très bien le complexe de classe que ressentent « ces gens-là », la honte d’être ce qu’ils sont, le mépris des autres. C’est d’autant plus dur quand on est une femme sans ressources. Edouard Louis qui n’avait pas vraiment de tendresse pour sa mère durant son enfance a compris cette problématique. Il est ému de la voir s’épanouir même si c’est modeste : elle lit; bon ce sont des romans d’amour, mais elle lit. Et elle projette qu’avec ce nouveau compagnon, quand il sera à la retraite, ils iront visiter la France en caravane.
Ce qu’il énonce surtout c’est que le rapprochement qui s’est produit entre eux deux a non seulement changé l’avenir, mais aussi remodelé leur passé. Dans lequel il peut recueillir, aujourd’hui, quelques fragments de tendresse.

Combats et métamorphoses d’une femme d’Edouard Louis. 2021. Aux éditions du Seuil. 122 pages, 14 €

Texte © dominique cozette

VNR dézingue au Chalumeau !

Je sais, elle est facile mais extrêmement pertinente ! Car VNR, le dernier roman de Laurent Chalumeau, raconte l’histoire d’un mec qui va dézinguer les personnes qui ont ruiné sa vie, son mariage, son travail. Oh, il n’ en a pas des masses. C’est d’abord le principal, dont tout est parti, celui qui a harcelé sa femme dans sa boîte, un cadre sup qui lui a pourri la vie à tel point qu’elle a porté plainte. A partir de là, c’est l’horreur : on va décortiquer leur vie à tous les deux, notamment leur relation au sexe qu’ils pratiquent avec ferveur, qu’ils pimentent souvent et qu’ils partagent parfois, très gentiment. Jusqu’à ce qu’elle soit considérée comme une salope, avec ses seins ravageurs et son allure de lionne conquérante. Puis vient l’avocate qui propose à cette belle femme en perdition de la reconstruire grâce à une psy. Une psy lesbienne qui déteste les hommes et lui retourne la tête, lui montrant comment son mari a fait d’elle la victime de ses vices. Et puis, par hasard car ce n’était pas dans le plan, le ministre qui n’a pas empêché la délocalisation de sa boîte, malgré ses belles promesses, le mettant au chômage.
Attention : c’est un livre sarcastique et énorme, complètement dingue ! S’il vous est arrivé d’avoir envie de vous venger d’un salaud (ou d’une) de la pire des façons, ce livre est pour vous. Le narrateur raconte tout aux futures victimes qu’il a entraînées chez lui, une à chaque fois, pour les torturer à mort. Ça craint. Mais on ne le voit pas à l’œuvre. On sait juste comment il va faire disparaître les corps. Il évoque parfois  l’admiration que l’on devrait porter aux kidnappeurs car c’est très délicat d’attirer un adulte pour lui faire sa peau. Il raconte en détail comment il a procédé. Et surtout, il leur montre, films à l’appui, sa vie heureuse d’avant et la merveilleuse entente sexuelle entre sa femme et lui. Le portrait beauf qui se dessine par sa narration est très drôle, façon Coluche un peu et c’est réjouissant.
C’est assez trash  mais pas plus qu’un film de Tarantino finalement.  Concernant les responsables qui vous foutent la merde au boulot, ça pourrait faire le pendant avec qui a tué mon père d’Edouard Louis,  l’humour grinçant et la dérision de Chalumeau en plus.

VNR de Laurent Chalumeau aux éditions Grasset. 2018.  186 pages, 17,50 €.

Texte © dominique cozette

Viol d'homme par Edouard Louis

Vous savez, Edouard Louis c’est cet auteur qui avait fait un tabac avec Eddie Bellegueule, le récit de son enfance pauvre et douloureuse dans le nord de la France, mais que je n’avais pas lu. Je n’avais pas plus envie de lire Histoire de la violence où l’auteur raconte sa nuit de noël à Paris où, ayant fait monter  un inconnu dans son studio, avait passé la nuit avec lui, puis s’était retrouvé victime de violences, viol et tentatives de meurtre. Je craignais que ce soit très cru, très hard, comme les bouquins de Dustan par exemple et ça ne me disait rien.
Comme il n’y avait pas grand chose sur le présentoir de la médiathèque, j’ai fini par le prendre et le lire. Et là, surprise ! Ce livre m’a carrément accrochée. Pas de détails scabreux sur des pratiques intimes, mais la dissection très fine des sentiments que ressent l’auteur (apparemment tout est vrai et même le nom — connu — de ses amis ).
A partir de la rencontre à la République avec Reda, tout y est passé au laser de ses émotions, les réticences à le recevoir chez lui, le désir qui s’éveille, la pudeur des épisodes sexuels, puis le soupçon de vol de son téléphone et le début de la peur, la naissance de la violence, les agressions, la douleur, la honte, la réaction de soumission, puis la fuite. Le réconfort de ses amis, la compréhension des policiers, la crainte d’avoir été contaminé, la honte encore au moment des soins.
Pour parler de ça, Edouard Louis nous donne deux récits : le sien, de longues phrases analytiques, et celui de sa sœur, par la voix de sa sœur à qui il a tout raconté et qui le relate à son mari, sans savoir qu’Edouard entend tout, derrière la porte. Sa sœur, l’aînée de la fratrie, restée pauvre et provinciale, dont le langage basique et populaire manque terriblement de recul et de conceptualisation. Cette sœur, bien qu’elle aime son petit frère suffisamment pour qu’il se confie à elle, est la voix du peuple, elle n’a pas eu la chance ou le courage de partir, d’étudier, d’évoluer, de diversifier les nuances de sa pensée. Son récit est comme une autre violence qui renforce celle qu’il porte en lui, dont on sent qu’il aura du mal à se remettre.
Tout le talent d’Edouard Louis est dans la nuance, dans la précision, dans la recherche de l’exactitude. Parfois, je me disais OK, il s’est fait violer par celui avec qui il a baisé, il a eu très peur que l’autre le tue, ce ne sont que des faits divers comme il en arrive tellement souvent aux femmes, c’est très grave, bien sûr, mais comment peut-il faire tout un livre dessus ? Un récit aussi bouleversant ? Comment peut-il nous intéresser durant 230 pages sur un événement aussi court ?
Il y arrive très bien, c’est tout le talent de l’écrivain. L’écriture est puissante même si on peut  lui reprocher les faiblesses caricaturales du langage populaire, ça tient. On est pris par ce qui se passe dans le cerveau du narrateur, ses réactions, ses réflexions. Du grand art !

Histoire de la violence par Edouard Louis au Seuil. 230 pages. 18 €

Texte © dominique cozette

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