La mélancolie de celui qui vise juste

La mélancolie de celui qui vise juste est un roman très original de Lewis Nordan, né en 1939 dans le Mississipi et mort en 2012 dans l’Ohio. Il est édité par Monsieur Toussaint l’Ouverture, une maison d’édition qui soigne ses publications comme nul autre éditeur, avec des couvertures magnifiques et des commentaires originaux. Celle-ci est toilée. Je reçois ses newsletters et ça m’a donné envie de ce livre. Et comme ça se passe dans les bayous, j’ai aussi pensé à l’ambiance du film de Tavernier Dans la brume électrique, inspiré du roman Dans la brume électrique avec les morts confédérés, super bouquin de James Lee Burke. C’est juste pour l’ambiance.
Dans La mélancolie de celui qui vise juste, le héros principal se nomme Hydro, comme hydrocéphale car le pauvre, il a une grosse tête mal faite. Mais c’est un bon petit, chéri par son père, pêcheur dans le bayou, qui lui prépare chaque jour des tartes aux pêches qu’il dégustera dans la boutique-pompe à essence qu’il garde, c’est son job, en compagnie d’un petit gars à qui il refile des piles de BD qu’il lit dans l’arrière boutique.
Un jour, deux punks gothiques braquent la boutique. Mal leur en prend car ils vont se retrouver avec une balle dans la tête. Est-ce Morgan, l’as de la gâchette qui a joué à Guillaume Tell l’heure d’avant ? Le petit a tout vu, il a même vu pire. Mais le dira t-il ? Dans ce bled qui s’appelle Attrape-Flèche, au sein d’une végétation luxuriante dans laquelle s’ébattent un tas de bêtes exotiques —  il y a même des dauphins qui dansent dans le bayou —  défilent des personnages tous plus pittoresques les uns que les autres : le docteur obèse, père du gamin qui ne lui parle jamais, sa jolie femme complètement alcoolique qui s’envoie en l’air avec Morgan, le thanatopracteur alias le Prince des Ténèbres fondu de théâtre, le shériff qui ne ferme jamais la porte de sa prison. Ou les deux gosses du médecin qui partent sous un déluge en pleine nuit sauver des canaris sauvages de la noyade (très joli passage).
C’est une sorte de blues aux accents poétiques que nous déroule l’auteur avec ses portraits fins, inattendus et drôlatiques. Hydro, au cœur du récit, nous touche infiniment, toujours à la recherche de sa mère perdue, jamais une mauvaise pensée mais parfois des gestes désespérés.
Un roman original, attachant, qui nous emmène dans un petit paradis moite, pas forcément rose, où la sueur coule souvent, et les larmes parfois.

La mélancolie de celui qui vise juste de Lewis Nordan 1995 sous le titre The Sharpshooter blues. Edité en 2021 chez Monsieur Toussaint l’Ouverture, traduit par Marie-Odile Fortier Masek. 288 pages, 19 €.

Texte © dominique cozette

Qui connaît Sam Lipsyte ?

C’est un écrivain acide, acerbe et caustique comme je les aime. D’ailleurs, son excellente et  hyper graphique maison d’édition, Monsieur Toussaint Louverture (du nom d’un abolitionniste), ne publie que ce genre de romans. Souvenez-vous de Karoo et Price de Steve Tesich.

La dernière page de l’ouvrage déjà mérite le détour :

LA COUVERTURE
est en carton gris de 400 grammes imprimée
à plusieurs reprises en offset, puis gentiment
claquée pour la secouer un peu.

LE PAPIER INTÉRIEUR
est du Lac 2000 de 80 gr., mais de 1,3 ;
cependant, l’odeur si caractéristique qui
se dégage de ces pages n’est pas la sienne,
mais celle de l’encre et de la colle.

LES POLICES
utilisées sont de Linotype Adobe Garamond
(en majorité) et du Vendetta
(en minorité).

L’OUVRAGE
ne mesure que 144mm de largeur
sur 195 mm de hateur, et son dos, 23 mm.
Les désillusions qu’il renferme, elles,
sont innombrables.

La couverture est très belle et tout ce qui est noir ou rouge est en creux, en quatrième aussi. Le rose de la main est délicat, de la même valeur que le gris. J’adore. La libairie sétoise qui m’a conseillée (en plus de la note posée sur le livre)  est d’une grande fiabilité. Seule ombre au tableau : le titre demande, et tu recevras dont je ne me souviendrai plus à la fin de cet article.

Le héros, contre-héros, est un petit bonhomme fade, insignifiant, bedonnant, la quarantaine, une femme dominante, un fils de quatre ans également dominant qui ne se prive pas de le critiquer et de l’obliger à lui passer d’odieux caprices, ne mangeant que des wraps, un boulot de merde dans une université de merde qui lui demande (titre du livre) de trouver des mécènes pour renflouer quelques disciplines artistiques, plus une amertume légitime à avoir raté une brillante carrière de plasticien malgré un don prometteur. Il se fait virer du job où il passait son temps à s’imaginer éjaculer entre les deux gros seins de sa collègue Vagina, nom donné par ses parents alors sous crack. Puis on le récupère car son vieux copain, devenu richissime, réclame que ce soit lui qui s’occupe personnellement de son don à un possible département cinématographique de l’université. Pour cela, il faut lécher, bien lécher et se faire mettre aussi. Ce qu’il sait faire car il faut bien vivre. Du coup, il rencontre le fils caché du pote mécène, un tout jeune vétéran fielleux aux jambes métalliques suite à son service en Irak.
L’intéressant de ce livre est plus la façon acérée, désabusée, désespérante dont tout cela est raconté, les épisodes secondaires très hauts en couleurs et violemment crachés par l’auteur, et la moindre description souvent prétexte à dézinguer l’Amérique. Ça commence ainsi : « L’Amérique n’était plus qu’une vieille mère maquerelle en fin de vie. Qu’était donc devenue cette grande nation qui avait pris d’assaut les plages de Normandie, fait la nique aux Soviets et inondé les marchés émergents d’une génération pleine de promesse ? A présente cirrhotique et édentée, la grand-mère patrie sifflait sa pinte de Mad Dog seule au fond du bar, fixant le vide de ses yeux jaunâtres et humides — une proie facile pour les jeunes loups aux dents longues. »
C’est donc le roman d’un loser, encore un direz-vous, mais c’est vrai que les winners, c’est moins amusant.

Demande, et tu recevras de Sam Lipsyte, The Ask étant le titre original (2010). Traduit par Martine Céleste Desoille, illustré par Philippe Constantineto. Edition Monsieur Toussaint Louverture, 2015.  412 pages, 23 €.

Texte © dominique cozette

 

Pour Steve Tesich, écrire c’est mourir un peu

Karoo, c’est le roi des cyniques. Y a pas pire. Ah, si, pire c’est Cromwell, un de ceux qui le font bosser. Karoo est script doctor, c’est à dire qu’il rafistole les scénarios tordus, les scripts boiteux et autres films loupés. Ou pas. Ça dépend de ce qu’on en attend. Par exemple, Cromwell, le méga cynique auquel il voulait dire ses quatre vérités  en l’envoyant au diable, lui demande de reconstruire le film d’un vieux réalisateur, un vieux génie qui vient de signer son œuvre ultime. Karoo accepte. Visionne le film : pur chef d’oeuvre. A l’os, sans gras, sans digressions, sans rien pour troubler l’histoire d’amour. Va-t-il mutiler le film pour faire plaisir à Cromwell ? Non. Pas pour faire plaisir à ce type mais pour les beaux yeux d’une fille qui a un tout petit rôle de serveuse. Il le sait qu’il commet un sacrilège, qu’il va briser les derniers instants d’un vieux monsieur, qu’il va bousiller une des plus belles histoires du cinéma mondial. Mais il va le faire. Il va rajouter les scènes de Leila, piètre comédienne, que le vieux avait coupées. Il va faire le film de Leila. Parce que cette femme est la mère du garçon que Karoo a adopté à la naissance. Garçon de 20 ans formidable, qu’il adore mais dont il ne peut assumer l’intimité et qu’il renvoie toujours, sous des prétextes bidons, dormir chez son ex-femme.
C’est une grande histoire d’un homme pourri et sympathique, alcoolo mais qui ne réussit plus à se saouler, cool mais d’une cruauté sans nom puisqu’il l’exerce pour d’autres raisons, d’autres alibis. Or, l’amour va peut-être lui donner une chance de se racheter. Rendre à cette femme un enfant qu’elle n’a pas vu lorsqu’elle a accouché à 14 ans, et dont le père, très jeune aussi, s’est tué avant la naissance. Lui donner enfin un vrai rôle alors qu’elle a toujours, toujours été coupée au montage. Lui offrir la vie qu’elle aurait dû avoir. Dans le même temps, donner une seconde mère à son fils chéri.
Mais si lui ne peut plus être ivre, d’autres le sont et flinguent ses projets d’avenir radieux. Les drames ne sont jamais prévus bien que toujours au rendez-vous et ce qu’on croyait voir venir est vite remplacé par un plan b ou c, quelque chose qui donne à la vie son sel, son poivre et son poison.
Roman formidable, d’une psychologie ciselée et haletante. Même quand il ne se passe pas grand chose, on ne peut s’empêcher de lire la suite car il est impossible de lâcher nos héros sur notre table de nuit.
Les scènes de fête, les rencontres avec l’ex-femme, la description des efforts pour paraître le plus cool, le plus branché, le plus séducteur sont inénarrables. Ce théâtre de la vie est hautement jouissif. Le plus triste est que son auteur, Steve Tesich, qui faisait le même genre de métier que son héros, est mort quelques jours après l’avoir terminé.

Karoo, de Steve Tesich aux éditions Monsieur Toussaint Louverture. 1996 en VO. 2012 en VF. 608 pages, 22 €. En poche Points aussi.

texte © dominique cozette

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