Atteint-on vraiment le bonheur en se mariant ?

C’est en tout cas la question que se posent les héros principaux de le roman du mariage, formidable roman de Jeffrey Eugenides (après les non moins formidables Virgin suicides et Middlesex), dans une sorte de triangle amoureux qui se rejoue Jules et Jim sur un campus  américain. Trois amis étudiants, la première étant Madeleine, une jeune fille tout ce qu’il y a de convenable avec mère au brushing jamais décoiffé, père généreux à la position sociale enviable, et grande soeur délurée qui lui offre pour ses 14 ans un kit se survie constitué de sex-toys qu’elle n’utilisera pas. Le second, Mitchell, n’a pas le charme évident, mais il a tout du gendre idéal, talentueux, doué, poli, incapable de se valoriser mais croyant dur comme fer au destin qui est … d’épouser Mad qu’il considère comme la femme idéale. Le troisième, Leonard,  glamour incarné, mystérieux, sombre, fascinant, qui les tombe toutes. Mais, et Mad le découvrira plus tard, maniaco-dépressif. On dit bipolaire. Invivable, quelque part.
Le livre, un pavé, nous raconte par le menu la genèse de ce trio, enfance, éducation, problèmes, puis la suite, ce à quoi ils rêvent pour construire leur vie, ce à quoi ils doivent renoncer ou qu’ils doivent avaler malgré eux. C’est d’une finesse psychologique impressionnante. Tous les sentiments y sont disséqués avec suffisamment d’intérêt pour que se créé le suspens, qu’on ait envie de mettre en garde un héros ou l’autre et qu’on y retrouve ses propres essais/erreurs. C’est un roman initiatique, il se passe dans les 80’s avec nos souvenirs et nous entraîne dans plusieurs pays (les passages à Paris sont assez rigolos) car nos personnages bougent, vont en Europe ou en Inde, ou au Maroc, découvrent le monde mais aussi les théorie en vogue, y citent Derrida, Deleuze, Jane Austen et un paquet d’autres, ce qui n’est pas ennuyeux du tout, bien au contraire (je ne parle pas de la levure bourgeonnante qu’étudie l’un d’eux ou les bouquins de théologie que s’enfile un autre pour atteindre à l’extase religieuse)…
Ça commence le jour de la remise des diplômes où Mad, qui aurait dû être sur la brèche avec ses deux copines coloc du campus, en toge et toque à gland pour the D day, est en train de cuver dans son lit, toute habillée, se demandant si elle a couché avec ce mec de la soirée et qui c’était, d’ailleurs ? tandis que ses parents, tout fiers qu’elle entre dans l’âge adulte, l’attendent en bas du bâtiment pour suivre la cérémonie.
C’est un bouquin énorme, dense, plein d’enseignement (et de renseignements), restituant l’ambiance des jeunes Américains qui décident tous  de leur avenir lors d’une même période charnière, et qui montre que dans une société libérée, les choix sont tout aussi contraints que durant l’ère victorienne et qu’il faut se méfier de ses fantasmes. Que la vie n’est pas ce qu’on croit, que l’amour non plus, et que l’existence n’est qu’un vaste chantier, sorte de perpétuel work-in-progress. Passionnant, vraiment !

Le roman du mariage de Jeffrey Eugenides aux éditions de l’Olivier, 2011, 2013 pour l’édition française. 552 pages (et pas une de trop !)

Texte © dominiquecozette

Je te prête ce livre mais il s’appelle … les revenants !

C’est mon deuxième Laura Kasischke, je n’avais pas fini mon premier. J’y suis entrée sur la foi d’un athée, ami de même goût, donc en confiance mais sans trop d’enthousiasme ! Ah, ces histoires de campus US avec ces petites garces aux cheveux lisses et épais qui font tourner les garçons en bourrique ! Ah, ces rituels de bizutage tous plus cruels les uns que les autres ! Et ah ! ces profs politically corrects qui font gaffe à ce qu’ils racontent. Mais peu à peu, je me suis laissée submerger par un implacable suspens.
A l’instar des romans américains issus de la grande vogue des ateliers d’écriture, les Revenants ne dérogent pas à la règle qui veut que lorsqu’on croise un personnage même secondaire ou marginal, on s’intéresse à lui, à ce qu’il a bouffé la la veille, comment s’entendaient ses parents et les relations qu’il entretenait avec le jules de sa baby-sitter. Donc, c’est vrai, ça fait du monde, ça fait du volume, ça fait de la lecture.
Selon le même principe, on s’attache à décrire — attention, je vais utiliser les italiques — précisément les décors, murs, sols, meubles, déco, odeur des bougies, vue de la fenêtre. Mais aussi les vêtements des protagonistes, leur parfum, leur démarche, leur voix. On dirait presque une intention de réalisation : tout y est pour faire le film. D’ailleurs, à ce propos, le montage est moderne très cut, découpé soigneusement pour nous laisser maronner tandis que l’on saute à l’action qui se passe à côté ou qui s’est passée avant, un peu comme dans les films d’Inarritu (Amours chiennes, 21 grammes) : il faut un petit temps d’adaptation à chaque fois. C’est pour la forme. Ce à quoi je peux ajouter que c’est de la belle écriture classique d’aujourd’hui, précise et sans gras. Avec des entrées de paragraphes pour aérer et des dialogues ni trop ni trop peu comme dans tout bon roman.
Pour le fond, c’est une histoire troublante de jeunes étudiantes mortes ou disparues, que l’on aperçoit parfois, de loin, à peine, dont on a voulu apparemment masquer l’accident ou la mort et on est aidées dans cette sorte d’enquêtes menées par un prof et un étudiant qui fut l’ami de l’héroïne depuis l’enfance et le coloc du fiancé qui a provoqué l’accident mortel.
Cette histoire est d’autant plus inquiétante et les soupçons de trafic de la mort d’autant plausible que la prof qui mène l’enquête fait son séminaire sur les rituels liés au deuil, la mort, les non-morts… On est en plein dedans. Et on y saute à pieds joints et après on veut absolument savoir ce qui se passe, on t’attache à deux ou trois personnages, leur femme ou leur mari, ou leur mère, ou les jumeaux pénibles qui ne parlent qu’en sabir etc…
C’est américain donc il y a de la morale, un zeste de sexe, des horreurs ! comme la drogue, l’homosexualité féminine, les bals de fin d’année, les groupes/clubs/ sororité et autres amalgames de gens interchangeables à la pensée unique. Ou inique.
Il y a des critiques qui font rien qu’à vous raconter le pitch comme Télérama, ou le Monde des Livres,  allez sur Google si vous aimez savoir avant. Moi j’ai fini mon boulot. Vous avez 587 pages drues et mal reliées  — car elles ont tendance à se détacher et pourtant il était presque neuf quand on me l’a donné — bref 587 pages d’une bonne littérature on va dire, très appliquée, super bien construite et carrément efficace. Voilà le mot : efficace.

©Les revenants par Laura Kasischke. Christian Bourgois editeur 2011.

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