Les photos insoutenables

Quand j’étais petite ou jeune, ou les deux, ont commencé à paraître, dans Paris-Match que mon père rapportait à la maison, d’insoutenables photos de petits enfants d’Afrique maigres avec un gros ventre. Des yeux immenses parfois bordés de quelques mouches. Des restes de bave ou de terre séchée aux commissures des lèvres. Et des femmes, tout aussi maigres, essayant d’allaiter de leurs seins secs, des petits corps déjà partis sur l’autre rive.
C’était extrêmement choquant. Nous étions fascinés par ces images tellement elles étaient incroyables.
Nous ne savions pas pourquoi les enfants qui meurent de faim ont un gros ventre. Nous ne comprenions pas pourquoi le photographe ne leur avait pas apporté quelque chose à manger. Nous avions peine à imaginer comment un pays nanti comme la France n’envoyait pas plus de vivres à tous ces pauvres êtres. Oui, bien sûr, on en envoyait. Est-ce qu’ils arrivaient, est-ce qu’ils étaient distribués, est-ce que des vies étaient sauvées ?
Et alors est née une antienne lorsque nous faisions les difficiles, à table. C’était : tu vas me faire le plaisir de finir ton assiette ! Tu as vu tous ces petits enfants qui meurent de faim ? Tu ne crois pas qu’ils aimeraient manger ça ?  On voulait nous faire honte. Comme si le fait de ne pas finir nos épinards ou notre côte de porc avait un quelconque rapport avec le gros ventre de ces pauvres victimes d’un monde déjà bien déréglé. En même temps, je me demandais comment on pouvait envoyer des restes de haricot de mouton ou de blanquette à des petits Africains.
Aujourd’hui où on gaspille autant qu’on achète, ça c’est une vraie honte, d’autres photos insoutenables paraissent aux infos, sur les réseaux sociaux. Dont une, icônique, celle du petit Eylan mort noyé sur une plage avec d’autres réfugiés syriens. Cette photo insoutenable dont on peut se demander pourquoi on en est arrivés là, à laisser chavirer de pauvres embarcations, à laisser se noyer des victimes de guerre qui n’ont plus de maison pour y vivre. Dont la ville est devenue un tas de pierres et de pans de murs parfois traversés par un tir de combattant.
Il y a eu le petit Eylan, il y en a eu tant et plus, et ça continue, c’est l’hiver, la mer est mauvaise et l’eau est froide, mais les réfugiés continuent à risquer leur vie pour ne pas se faire tuer dans leur pays devenu invivable. Et les petits Eylan continuent à accoster, sans vie, sans souffle, sans passé, sans rien.
Oui, c’est insoutenable. Ai Weiwei, artiste chinois a pris la même pose dans son rôle d’artiste engagé —  je ne sais quoi en penser — toujours est-il que  les photos insoutenables, quelles qu’elles soient, deviennent très vite de simples images ordinaires charriées par l’actu insensible et l’inexorable flots des misères du monde.
Quant aux petits enfants à gros ventre et aux mouches autour des yeux, ils n’ont pas disparu. Ils se sont juste banalisés.

Texte et peinture © dominique cozette

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