L’envers des McDo

En salle est le premier roman  (c’est écrit roman sous le titre mais ça ressemble beaucoup à un récit) de Claire Baglin. C’est la cohabitation de deux périodes de sa vie marquées par le fast food,  dont la marque n’est jamais citée, et qui était source d’une joie sans nom quand, petite, ses parents l’y accompagnaient avec son petit frère, un gosse vif et quelques peu brutal. Il s’y précipitait en premier, dès que la voiture stoppait, de peur que les parents changent d’avis. Mais aussi source de stress, lorsqu’à vingt ans, elle y travaille. Claire Baglin y alterne ses périodes « heureuses » mais pas toujours, et pénibles. Un paragraphe après l’autre. Le plus surprenant, c’est le langage littéraire qu’elle emploie : simple, tranchant, sonore, factuel, impressionniste. Avec des assemblages de mots étonnants, souvent très populaires piqués de petits mots familiaux. Quel plaisir !
Son père, Jérôme, est un prolo qui travaille à l’usine, sa mère, Sylvie, est peu décrite. Le père fait les trois huit, autant dire que les enfants ne savent jamais quand il rentre, quand il part, quand il est là, si on mange avec lui. Il travaille dur, et dans sa nouvelle usine, il a la possibilité de rapporter des trucs de la déchetterie voisine de l’usine, qu’il stocke, entasse avant le réparer. Il y en a partout, beaucoup de choses inutiles mais comme neuves. La maison est un vrai bordel, on voit la gamine le dimanche soir essayer de rassembler ses affaire pour l’école, perdues dans cet océan de déchets. Elle n’a pas le droit d’y inviter ses copines, sinon la honte. Et puis il y a les vacances, grâce au comité d’entreprise mais le père ne sait pas se reposer. Il aime ses enfants « vous êtes mignons, les titis ». Il examine toujours les objets montés en usine, il aime y reconnaître la fabrication. Et raconte souvent les blagues qu’ils se font entre collègues. Il aime bien l’ambiance de son boulot. L’autrice ne le décrit pas comme quelqu’un de malheureux.
Cette fois, dans la période actuelle, elle bosse dans le fast food. C’est ultra fast. Il faut tout faire à toute allure sans faillir. Sans penser. Ses mains s’y abîment, pèlent, se brûlent, souffrent. Sa tête aussi. Elle n’entre dans aucune relation, elle reste à l’écart, ne mange pas avec les autres. Elle se rend tellement insignifiante que personne n’enregistre son prénom, on l’appelle par le poste qu’elle occupe. Chaque jour invariablement, c’est la tenue à mettre, filet, pantalon, tablier, sur-chaussures, puis les tâches plus ingrates les unes que les autres : l’entretien des machines, des toilettes, de la salle, les frites, le service en salle qui représente le poste le plus cauchemardesque, enfin la caisse et le drive, sortes de planques dont on ne peut pas profiter car elles ne sont que provisoires, chaque « équipière » lorgnant dessus, distribuées par la cheffe selon son gré.
Super livre sur l’aliénation au travail mais sans pathos, plutôt une sorte de regard détaché, tendre et parfois drôle. La cadence du travail y est tellement bien rendue qu’on ne peut plus aller au fast food sans penser à l’enfer que ça représente pour ceux qui y travaillent.
Claire Baglin, une sacrée virtuose de l’écriture. D’ailleurs, les éditions de Minuit ne s’y sont pas trompées.

En salle de Claire Baglin, 2022 chez Minuit. 160 pages, 16 €

Texte © dominique cozette

 

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