La légèreté irisée de la Bulle

Bulle c’est la femme idéale, tous les hommes sont amoureux d’elle : belle, douce, souriante, rêveuse, planante, se déplaçant dans l’espace-temps avec une grâce folle… Le livre de ses souvenirs affleurants qu’elle a intitulé J’ai oublié et qui vient de sortir le confirme, il est impressionniste comme le ciel doucement nuageux d’une vie bien remplie au hasard de rencontres, de coups de chance, de coups de cœur. Elle n’a rien décidé, les choses se sont faites — même si elle y a beaucoup travaillé, étant perfectionniste — simplement, comme par enchantement. Beaucoup d’anecdotes et de péripéties en ont jailli malicieusement, durablement, amoureusement, les rencontres de rêve,  Marc O, Duras, Chéreau et tant d’autres grandes figures de la rive gauche et de la culture, des liens se sont tissés d’une drôle de façon, son amour immarcescible avec Barbet Shroeder dont elle avait confondu le nom avec Servan-Shreiber (!), ses amitiés indéfectibles sauf à se rompre d’une façon stupide avec Marguerite un peu avant sa disparition, son goût pour l’aventure comme ce départ insensé avec Barbet « qui compte jusqu’à trois pour en décider »,  pour la Nouvelle-Guinée.
Et puis le drame qui l’habite chaque jour et chaque heure, la disparition de sa fille Pascale, l’amour de sa vie, qui continue à l’accompagner dans tout ce qu’elle fait. Pascale, elle en parle de façon tellement lumineuse qu’on a l’impression qu’elle est sur le canapé juste à côté, souriante de complicité. La modestie aussi, c’est tout Bulle, ne s’enorgueillissant de rien, racontant juste à sa façon, poétique, aérienne, ce qu’a été sa vie, ce qu’elle est encore : l’enfance et l’adolescence avec juste sa mère, l’élevant de façon bourgeoise mais libre dans le XVIème, puis l’arrivée de Pascale très tôt dans sa vie de jeune fille, un mariage en grandes pompes mais vite rompu (ce mari fugace fut aussi le mien, plus tard, d’où le fait que nos filles furent sœurs et que j’eus l’occasion de connaître Bulle et Pascale dans le chaleureux cadre familial), puis ses rencontres avec la bande de la Coupole qui décidèrent de sa vie professionnelle, sa lignée féminine dont elle est fière, les trois générations d’Ogier qui ont vécu longtemps ensemble, trois femmes fortes, indépendantes, artistes.
Dans ce livre, elle se livre en catimini l’air de rien, se souvenant parcellairement de faits graves ou au contraire de toutes petites anecdotes auxquelles elle a le talent de donner un brin d’intérêt. On y rencontre une somme de personnages passionnants, des histoires insensées comme les parties de ping-pong avec le roi du Népal, on s’invite dans ses nuits interminables d’après théâtre, on passe quelques temps avec Barbet et Bukowski dans le ghetto de L.A. où ils ont élu domicile, tout cela dans un labyrinthe de réminiscences surgissant de façon fluide au fil du récit.
Ces émotions qu’elle a dévidées auprès d’Anne Diatkine, extrêmement touchantes, souvent bouleversantes, amusantes, parfois hilarantes, semblent avoir été écrites du bout de la plume tant elles paraissent magiques, oniriques, irréelles. C’est tout Bulle, une fée tout en fragilités, en mystère, en délicatesse, en nuances. Quelle belle écriture, quelle magnifique façon de se dévoiler ! Un véritable enchantement.

J’ai oublié par Bulle Ogier, avec Anne Diatkine. 2019 aux éditions du Seuil. 236 pages, 19€.

Texte © dominique cozette

Pour mémoire « Pascale Ogier, ma sœur » par Emeraude Nicolas chez Filigranes. Ici à la Fnac hier, la fille et la mère.

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