Dernières nouvelles du cosmos

Une fois n’est pas coutume, je vais vous parler d’un film, une pure merveille. Un documentaire (bande-annonce ici) sur une personne extraordinaire qui nous a scotchés sur nos fauteuils, tous les spectateurs du cinéma où je viens de le voir, le Luminor, derrière le BHV. Cette personne s’appelle Hélène Nicolas. A première vue, elle ressemble à s’y méprendre à une handicapée mentale profonde. Elle en a tous les symptômes : elle est très mal assurée dans sa marche, elle ne se sait pas bien se servir de ses mains, elle vous considère d’un air béat, bouche ouverte, en riant à l’occasion, ou en se mordant le poignet quand elle n’est pas contente. Et surtout, elle ne parle pas. Elle mange la bouche grande ouverte, se trimballe avec une grosse bouée imprimée pneu autour d’elle. Elle semble avoir 15 ans, un an d’âge mental mais en a trente.

Cette jeune femme a été diagnostiquée autiste très déficitaire dans son enfance. Sa mère n’a jamais pu avoir de contact avec elle. Comme elle dit : elles ne se connaissaient pas et ne se reconnaissaient pas. La fillette ne touchait rien, passait la main au-dessus des objets, ne se servait de ses mains que pour attraper ses aliments. L’institution spécialisée n’a rien pu faire pour elle. Aucun progrès. A 14 ans, elle est devenue dépendante de sa mère qui a quitté son boulot pour lui apprendre des choses. Quoi ? On ne sait pas, elle ne sait pas mais à force de la stimuler, elle a réussi à trouver le chemin de la communication. Très lentement. Hélène s’est mise à écrire, toute seule, des mots qu’on ne lui a jamais enseignés avec des lettres qu’on ne lui a jamais apprises. Sa mère, une belle blonde fine et rieuse, ne peut rien expliquer. Peut juste aider sa fille à aligner des petites lettres en carton, rangées dans une boîte à cases, pour faire des phrases. C’est long, les lettres sont de traviole, toutes les trois lignes il faut remettre les lettres dans les cases pour continuer. Mais ce qu’on lit, ce qui sort de « la boîte à penser » ou du « cornichon de cerveau » d’Hélène est bluffant. Par exemple :
« Sortir de ma bulle pour entrer dans le cercle aux limites domptées depuis la nuit des temps par le géocentrisme indélébile. Pourquoi ? »
« Opaque lecture, nourricières des uns, meurtrières des autres, avec la même croyance du droit à l’existence. »
« Dans la folie de l’obéissance d’être en vie, j’accuse la gourmandise jubilatoire de mon cerveau de m’inonder du désir impalpable de jouer avec les lettres et raconter l’invisible qui vit en moi. »

De ses textes, des gens de la scène ont créé un spectacle où se mêlent voix, musiques, sons, installations mobiles, lettrages… présenté à Avignon et ailleurs. Et aussi des chansons. Un beau succès. C’est qu’on a affaire à une splendide poétesse métaphysico-surréaliste qui rit en écoutant les autres dire ses mots. Elle jubile. On s’attache, on a envie, comme un mathématicien auquel elle a posé une colle vertigineuse, de caresser ses joues pleines, de se faire imprimer par son regard intense qui ne cille pas et en dit long sur son pouvoir d’incorporation de l’autre, et de lui faire des guilis.
Ce film, dernières nouvelles du cosmos, est l’un des plus beaux que j’aie vus. Jubilatoire, enthousiasmant, extraordinaire. Après, je me suis ruée au BHV pour acheter son livre : Algorithme éponyme.
Son nom d’artiste est Babouillec.
Elle ne fait jamais de fautes d’orthographe.
Le film est de Julie Bertuccelli.
Il se joue dans peu d’endroits. Il va passer à Ivry dès mercredi, au Luxy. Et j’espère ailleurs.
Une pure merveille, vous dis-je.

Algorithme éponyme et autres textes de Babouillec, 2016 aux éditions Payot et Rivages. 140 pages formidables, 15 €.
Dernières nouvelles du cosmos, film de Julie Bertuccelli.

Texte © dominique cozette

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