Ecrire c’est mourir un peu

Franck Courtès nous livre un document super intéressant avec A pied d’œuvre, son dernier ouvrage où il raconte ce qu’est devenue sa vie depuis qu’il a décidé de se consacrer à l’écriture. Avant ça, il était un photographe connu et reconnu qui allait partout dans le monde tirer le portrait des people de toutes sortes. C’était un boulot lucratif, mieux que ça, une vraie passion. Et comme souvent la passion, ça s’éteint. les rencontres superficielles lui ont paru tellement vaines ! Lorsqu’il a compris que l’écriture était une vocation à nulle autre pareille, il a tout lâché. Il a même refusé de faire du clic-clac alimentaire. C’eût été facile pourtant. Mais non. Il a préféré trouver des « petits boulots » comme on dit légèrement quand on ne s’y est jamais frotté. Surtout à cinquante balais.
D’abord, il s’est rendu compte qu’il ne savait pas faire grand chose, qu’il était piètre bricoleur et que surtout, personne ne voulait confier de travail à ce mec plus très jeune alors que des précaires étrangers étaient prêts à accepter n’importe quoi à n’importe quel bas prix. Des exploités. Je sais, ça ne se dit plus plus, on dit des auto-entrepreneurs, des mecs qui n’ont aucun recours en cas d’accident, qui ne cotisent rien, qui sont sous-payés et ne sont pas couverts par les conventions et autres codes du travail. Et ne peuvent même pas se grouper car ils sont indépendants, ayant pour seul chef la plateforme malveillante, ogresse avide de fric sans aucune pitié.
Et pourtant, il s’y est mis, il a bousillé son dos, ses doigts, ses genoux, ses relations sociales, ses rêves, ses maigres économies et ses illusions. Il s’est fait payer des misères pour descendre des gravats, monter des frigos, tondre sans tondeuse, bien des choses qu’il a acceptées sans savoir à quoi il s’engageait, le principal étant de coûter moins cher que les jeunes précaires.
Il a perdu aussi l’estime de ses deux enfants partis vivre avec leur mère au Canada, abandonnés donc par ce foutu père incapable de leur payer quoi que soit.
Le plus intéressant dans cette affaire, c’est sa belle écriture qui nous décrit l’enfer de cette nouvelle société qui écrase les petits pour le confort des plus aisés. Les galères. L’infernale chasse au trésor (quel trésor) pour quelques sous qui ne paient que de la merde à manger. Et surtout la peur d’être privé de l’immonde travail qui fait tant de mal. Et l’empêche même parfois d’écrire tellement il est épuisé, rincé, vidé, tellement il pèle de froid, tellement il a faim.
Quelques extraits :
« Achever un texte ne veut pas dire être publié, être publié ne veut pas dire être lu, être lu ne veut pas dire être aimé, être aimé ne veut pas dire avoir du succès, avoir du succès n’augure aucune fortune.« .
« La Plateforme est la réalisation fourbe et géniale d’une logique industrielle : utiliser une masse ouvrière réduite au silence, dont on n’exploite plus le produit du travail mais le droit de travailler lui-même. [•••] J’attends avec les autre ces missions au rabais comme on attend à l’arrière d’un restaurant la sortie des poubelles. [•••] Je passe d’un cocktail dans un hôtel particulier au Lidl de mon quartier, du jacuzzi surchauffé d’un ami à la glaçante température de mon studio, sans qu’à aucun moment on juge déplacée ma présence dans un luxe que je ne pourrais m’offrir. Entre mon métier d’écrivain et celui de manœuvre, je ne suis socialement plus rien de précis« .
Et avant-dernière page, et alors que son nom est inscrit dans la liste d’un des prix Goncourt de printemps « Je vous contacte de la part d’une amie qui m’a dit beaucoup de bien de votre travail. Pourriez-vous venir au 23, rue Jouffroy-d’Abbans ? Chasse d’eau cassée. Et deux ou trois bricoles, une tringle décrochée ». « Je peux être là dans trente minutes; est-ce que vingt-cinq euros vous conviennent ?« 
La dernière page est une sorte de CV de ce qu’il peut faire. Croquignolet. Espérons que le succès de ce livre, qui n’est pas le premier, lui permettra de travailler dans plus de confort. Et d’épater ses enfants.

A pied d’œuvre de Franck Courtès, 2023 aux Editions Gallimard. 190 pages, 18,50 €

Texte © dominique cozette

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